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ne le crois pas ([1]. Les jeunes adeptes que la philosophie proprement dite y compte encore paraissent aspirer à toute autre chose qu’à l’originalité ; chose étrange ! c’est vers la philosophie française, soit vers le matérialisme du dernier siècle, soit vers l’éclectisme de celui-ci, qu’ils semblent tourner leurs regards. — L’Angleterre et l’Ecosse nous réserveraient-elles quelque surprise philosophique ? Non encore. M. Hamilton a clos par la critique le développement si original des écoles d’Edimbourg et de Glasgow. L’Angleterre est en progrès intellectuel : dans vingt-cinq ans, Oxford, transformé sur le modèle des universités allemandes, sera devenu le plus brillant foyer de culture germanique qu’il y aura au monde ; mais ce n’est pas vers la spéculation abstraite que se porte ce mouvement. — Quant à la France, la moindre des critiques qu’il soit permis de faire de son état actuel est qu’on n’y voit guère poindre de système nouveau[2]. Les esprits sérieux y ont d’autres soucis, et pour ma part je plaindrais celui que son étoile aurait prédestiné à faire école parmi nous. Socrate fut heureux de vivre dans un temps où le penseur n’avait à redouter que la ciguë… De toutes parts, l’incapacité philosophique de l’esprit moderne semble donc constatée. Je vois l’avenir des sciences historiques : il est immense, et si ces grandes études triomphent des obstacles qui s’opposent à leurs progrès, nous arriverons un jour à connaître l’humanité avec beaucoup de précision. Je vois l’avenir des sciences naturelles : il est incalculable, et si ces belles sciences ne sont pas arrêtées par l’esprit étroit d’application qui tend à y dominer, nous posséderons un jour sur la matière et sur la vie des connaissances et des pouvoirs impossibles à limiter ; mais je ne vois pas l’avenir de la philosophie, dans le sens ancien de ce mot. Hegel, Hamilton, M. Cousin ont posé tous trois à leur façon, et tous trois d’une manière glorieuse, la fatale borne après laquelle la spéculation métaphysique n’a plus qu’à se reposer. Ce ne sont pas là des fondateurs comme Descartes, comme Thomas Reid, comme Kant ; ce sont des hommes chargés de dire le dernier mot d’un vaste travail de pensée. On parle encore après eux, souvent avec talent, parfois avec profondeur ; on ne crée plus,

  1. Voir à ce sujet un très intéressant article de M. Jürgen Bona Meyer dans le Journal de philosophie de MM. Fichte et Ulrici, 1859, p. 286 et suiv.
  2. Certes il serait injuste de méconnaître le mérite de quelques récens écrits philosophiques qui révèlent une remarquable vigueur d’analyse. Je citerai comme exemples l’Introduction à l’Esthétique de M. Noël Séguin (Paris, 1859), œuvre d’un penseur fort original, dont l’esprit offre de singuliers rapports avec celui de Hegel ; les Essais de critique générale de M. Charles Renouvier (Paris, t. Ier, 1854, t. II, 1859), livre austère, digne d’être médité ; les beaux travaux de M. Vera sur la philosophie de Hegel. Mais l’isolement et l’injuste oubli où restent ces travaux sont la meilleure confirmation du fait que je constate ici.