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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/385

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ce point de vue, les littératures les plus étrangères à notre goût, celles qui nous transportent le plus loin de l’état actuel, sont précisément les plus importantes. L’anatomie comparée tire bien plus de résultats de l’observation des animaux inférieurs que de l’étude des espèces supérieures. Cuvier aurait pu disséquer toute sa vie des animaux domestiques sans soupçonner les hauts problèmes que lui ont révélés les mollusques et les annélides. De même les productions en apparence les plus insignifiantes sont souvent les plus précieuses aux yeux du critique, parce qu’elles mettent vivement en relief des traits qui, dans les œuvres réfléchies, ont moins de saillie et d’originalité. La plus humble des littératures primitives en apprend plus sur l’histoire de l’esprit humain que l’étude des chefs-d’œuvre des littératures modernes. En ce sens, les folies elles-mêmes ont leur intérêt et leur prix. Il est plus facile en effet d’étudier les natures diverses dans leurs momens de crise que dans leur état naturel, où la régularité de la vie ne laisse voir qu’une habitude calme et uniforme. Dans ces ébullitions au contraire, tous les secrets intimes remontent à la surface et s’offrent d’eux-mêmes à l’observation.

Hâtons-nous de le dire : il serait injuste d’exiger du savant la conscience toujours immédiate du but de son travail. Est-il nécessaire que l’ouvrier qui extrait des blocs de la carrière ait l’idée du monument auquel ils sont destinés ? En étudiant les origines de chaque science, on trouve que les premiers pas ont été faits presque toujours sans une vue bien distincte de l’objet à atteindre, et que les études philologiques en particulier doivent une extrême reconnaissance à des esprits médiocres, qui les premiers en ont posé les conditions matérielles. Il est même des œuvres de patience auxquelles s’astreindraient difficilement des hommes dominés par des besoins philosophiques trop exigeans. Peu de philosophes auraient le courage et l’abnégation nécessaires pour se résigner à l’humble labeur du lexicographe, et pourtant le plus beau livre de généralités n’a pas eu sur la science une aussi grande influence que le dictionnaire, très médiocrement philosophique, par lequel Wilson a rendu possibles en Europe les études sanscrites.

Les spécialités scientifiques sont le grand scandale des gens du monde, comme les généralités sont le scandale des savans. La vérité est, ce me semble, que les spécialités n’ont de sens qu’en vue des généralités, mais que les généralités à leur tour ne sont rendues possibles que par les études les plus minutieuses. Les hommes voués aux recherches spéciales ont souvent le tort de croire que leurs travaux ont leur propre fin en eux-mêmes ; leur spécialité, devient ainsi un petit monde où ils se renferment obstinément et dédaigneusement ;