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pleurer. Selon que le ciel est bleu ou que les nuées se déchirent au milieu du feuillage noir, le caractère de ce plateau peut être moins sauvage sans cesser d’être mélancolique. Aux heures où le vent d’hiver agite la forêt d’un premier frisson, où le brouillard qui rampe sur les taillis des jeunes sapins estompe la montagne, la tristesse suinte du sol, descend des profondeurs du bois, monte de la vallée, passe avec le son, et la Herrenwiese tout entière, cachée dans les nuages, glacée par un froid sinistre, communique à l’âme l’impression morne d’un tombeau. Et cependant, si on l’a visitée, soit au printemps, quand mille fleurs pressées de s’épanouir étoilent l’herbe des prés, soit en automne, quand la feuille tombe et court parmi les sentiers, on ne peut s’empêcher de l’aimer, d’y penser souvent, et de revoir en esprit les lignes sévères de la montagne qui l’enserre et les croupes sombres de la forêt qui profile sur le ciel gris les flèches dentelées du mélèze et du sapin.

Lorsque le voyageur a tourné l’angle de la route escarpée qui de Bühl conduit à la Herrenwiese, il a devant lui toute l’étendue du plateau, les modestes chalets à toits de planches groupés autour de l’auberge, le ruisseau limpide qu’enjambent de légers ponts, les petits jardins où poussent quelques légumes entre des haies vives, deux ou trois métairies perdues sur la lisière des grands bois. C’est à peine si quelques figures humaines animent le silence et l’immobilité du paysage : une bergère qui tricote garde deux ou trois vaches ; une pauvre femme, armée de la pioche ou du râteau, cultive un petit coin de terre ; un montagnard pousse devant lui des bœufs qui traînent un chariot tout chargé de jeunes troncs fraîchement coupés. Si un coup de fusil éclate, de longs échos répercutent le son, qui roule et se prolonge dans la montagne. Le ciel est bas ; des vapeurs glissent sur les crêtes de la forêt et voilent l’horizon. Tout au fond du plateau, à l’autre extrémité de la Herrenwiese, s’ouvre une vallée qui conduit à Forbach : on dirait un coin des Alpes perdu dans la Forêt-Noire.

À l’époque où commence ce récit, vers la fin du mois de janvier 184., à la tombée de la nuit, cinq personnes étaient réunies dans la maison du garde à qui appartient le gouvernement des chasses de la Herrenwiese. Une lampe de cuivre à deux branches, suspendue au plafond, éclairait la pièce du rez-de-chaussée, qui servait tout à la fois de salon et de salle à manger à la famille. Cette pièce était vaste, propre, un peu basse, garnie de bancs qui en faisaient le tour, d’une large table bien luisante placée au milieu avec une demi-douzaine d’escabeaux poussés dessous, d’un gros poêle de fonte qui ronflait dans un coin, et dont les énormes tuyaux contournés rappelaient vaguement la trompe formidable d’un éléphant.