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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/404

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l’oiseau, joyeuse comme le printemps, l’orpheline atteignit sa quinzième année sans connaître et sans désirer une autre existence que celle qui s’écoulait sur sa garrigue déserte. Le visage de la Frigoulette offrait une étrange harmonie : c’était une même teinte dorée et comme lumineuse qui, répandue sur toute sa personne, donnait à son teint un éclat saisissant, à sa chevelure les reflets de l’ambre, à ses yeux des jets d’étincelle. Ces tons si chauds et si vigoureux, unis à une grande délicatesse de traits, rendaient séduisante l’enfant des garrigues. Petite, déjà un peu forte, mais bien prise dans sa taille, ses moindres gestes annonçaient de la résolution et de la vivacité, et si le calme régnait encore dans son cœur, on devinait que la passion ne tarderait pas à s’y éveiller.

Pendant que l’enfant de la Sicardoune devenait ainsi une belle jeune fille, Pitance vieillissait doucement, sans songer que sa vie pourrait changer d’un jour à l’autre. Déjà la Frigoulette, au lieu de sauter sur les genoux de son père adoptif en lui demandant une histoire, courait volontiers le soir à la rencontre des garrigaires. Elle avait prié plusieurs fois l’estarloga de l’emmener avec lui à Frontignan ou à Mireval, et dans le triforium un miroir apparut un jour au pied du lit de la jeune fille.

L’abbaye ruinée de Saint-Félix est voisine d’un gouffre dans lequel, pendant les années de grande sécheresse, les habitans de Gigean allaient autrefois jeter une petite figurine de plomb qui avait le pouvoir, disaient-ils, de faire cesser le fléau. Une procession spéciale escortait la figurine, et la cérémonie s’accomplissait avec une certaine pompe rustique. Or, vers le milieu de l’été où l’orpheline atteignit ses quinze ans, les villageois, inquiets d’une sécheresse prolongée, se mirent en devoir d’accomplir le pèlerinage de Pierre-Tintante, (ainsi s’appelle le gouffre de Saint-Félix). Les garrigaires assurent, dans leur naïveté, que ce trou est insondable, et que, traversant toute l’épaisseur du globe, il aboutit à nos antipodes. La procession de Pierre-Tintante, qui ne se renouvelait que fort rarement, était un véritable événement pour le village. Depuis huit jours, on ne s’entretenait que de cette solennité, et chacun s’y préparait avec ardeur. Les jeunes filles arrangeaient déjà leurs robes blanches et leurs voiles de gaze, les garçons leurs sacs de pénitens et leurs encensoirs argentés ; le curé avait fait emplette d’une étole neuve, et les dévotes avaient ajouté de beaux panaches blancs au dais de la paroisse.

La Frigoulette seule ignorait la fêté dont il était tant question. Depuis quelques jours, au lieu de descendre à Gigean, elle allait, vers midi, s’asseoir sur les ruines d’un aqueduc de l’époque carlovingienne, dont le ciment rougit encore le sol qui entoure Pierre-Tintante.