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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/427

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qui s’échappaient de la marmite trahissaient un de ces ragoûts épicés dont les méridionaux sont si friands. Une chèvre blanche mâchonnait quelques tronçons de carottes auprès du groupe des fantassins de la Gardiole : c’était la tchouna. Le pauvre animal paraissait triste. Regrettait-il ses garrigues, ou pensait-il à son maître ? Brunélou n’était point en effet parmi ses camarades, et la Frigoulette observait avec une mortelle inquiétude ces visages mâles et basanés qui portaient l’empreinte d’une stoïque résignation. Ces soldats, qui ne se plaignaient jamais, souffraient pourtant d’un mal constant : ils étaient calmes, et forts ; mais comme ces saules puissans qui, rongés par les vers, ne tombent que le jour où leur tronc est percé de part en part, leurs cœurs se trouvaient sourdement minés par la nostalgie. Vainement la Frigoulette tâchait-elle de saisir sur les traits impassibles des soldats garrigaires l’empreinte de la tristesse ou des regrets qui devait être pour elle l’indice du sort de Brunel.

Cependant le hautbois, après avoir fait entendre des airs du pays, se mit à jouer de toute la force de ses poumons une farandole des plus énergiques. Le tambour fut aussitôt de la partie. Les soldats garrigaires ne purent résister à ces accens nationaux qui semblaient les transporter au milieu des joies de leur village. Ils se mirent à battre ces espèces d’entrechats que la jeunesse de Gigean exécute avec tant d’agilité aux farandoles du dimanche. Le hautbois accéléra peu à peu la mesure de la farandole, et tous, formant une chaîne, tournèrent en mille anneaux autour de la tchouna en poussant des gisclemens rhythmés.

— Puisqu’ils dansent la farandole, Brunélou n’est pas mort ! dit la Frigoulette avec joie. Quittant sa cachette, elle fit entendre de nouveau le cri de ralliement de sa tribu et s’avança vers les danseurs. La tchouna, la première, reconnut la jeune fille, bondit à ses côtés, et lécha ses mains en bêlant. Les danses cessèrent aussitôt, et l’orpheline vit les enfans de la Gardiole se presser autour d’elle. On lui apprit que, légèrement blessé à la bataille de Solferino, Brunel avait été transporté à l’hôpital militaire de Milan ; mais il dépendait de la Frigoulette d’être en quelques jours auprès de lui ; le soir même, un convoi de malades était dirigé sur Milan : elle pouvait y prendre place.

On devine les derniers incidens de cette histoire. Partie le jour même de la rencontre des soldats garrigaires, la Frigoulette arrivait rapidement au chevet de Brunel, dont ses soins hâtaient la convalescence, en attendant que ses démarches assurassent au soldat la libération des deux années de service qu’il avait encore à faire.