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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/435

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Inflexible pour les écarts du prochain, Kalinovitch n’est que trop complaisant pour les faiblesses de son propre cœur. Il a été accueilli comme un fils par M. Godnef. C’est sous son toit qu’il vient oublier les ennuis du collège et de la petite ville. Il rencontre dans Nastineka un esprit énergique et curieux qui l’attire et ne tarde pas à le charmer. Une grande, une périlleuse intimité s’établit, et un soir il faut bien reconnaître quel abîme on côtoie. Ce soir-là, le capitaine avait pris le thé chez M. Godnef avec Nastineka et Kalinovitch. Il avait vu Kalinovitch, se levant de table, échanger avec Nastineka un regard qui semblait trahir une entente particulière. En proie à une vague inquiétude, il ne voulut pas rentrer chez lui avant d’avoir passé devant la maison de Kalinovitch. La nuit était avancée, la ville était complètement muette. Le capitaine, n’ayant rien aperçu de suspect, revint devant la maison de son frère. Une ombre qui se glissa vers cette maison, puis un homme arrêté devant la porte de M. Godnef et la barbouillant de goudron[1], c’étaient là des révélations cruelles qui demeurèrent, néanmoins inutiles. Aux avertissemens donnés sur-le-champ par le capitaine, Nastineka sut répondre par d’habiles explications qui tranquillisèrent son père, et les deux amans continuèrent à se voir en secret, sans tenir compte des bruits qui couraient dans la ville.

Ces bruits étaient trop fondés pour que M. Godnef dût y fermer longtemps l’oreille ; mais le père de Nastineka s’abandonne à un excès de confiance qui achève de peindre ce caractère, et d’en opposer la générosité au froid égoïsme de Kalinovitch, que des rêves d’ambition ne tardent pas à disputer aux rêves d’amour. Des succès littéraires (Kalinovitch écrit des romans que le public russe accueille avec plaisir) le placent sur une pente dangereuse, et lui font entrevoir la popularité, achetée au prix de mille aventures. Pour comprendre dans toute son étendue l’influence que ces succès vont avoir sur les destinées de Kalinovitch, il faut se transporter un moment dans la maison de la générale.

Trois personnes sont réunies dans un brillant salon. La vieille générale est étendue sur un fauteuil ; une attaque de paralysie l’a plongée dans un état voisin de l’idiotisme ; sa fille Pauline est assise à quelques pas d’elle, à côté d’un homme qui a su garder dans la maturité l’aisance gracieuse et les dehors mêmes de la jeunesse. Ce dernier est le prince Raminsky, propriétaire du voisinage, un proche parent de la maîtresse de la maison. Ce personnage, que M. Godnef a surnommé le Talleyrand de la province est le représentant d’une classe d’hommes très nombreuse en Russie.

  1. Il est d’usage en Russie d’enduire de goudron les portes d’une maison habitée par une femme dont la conduite est scandaleuse.