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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/454

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de l’intelligence sur toutes les autres fonctions de l’organisme ; l’histoire universelle les a oubliées, et ces générations ont vécu comme il convient aux hommes de vivre pour être heureux, comme il leur est possible de vivre, jusqu’à la fondation de cette maudite compagnie des Indes-Orientales, qui a tout gâté.

« — Avouez, lui dit le docteur, que le peuple se trouve encore, chez nous autres Russes, à peu près dans les conditions que vous venez de retracer.

« — Cela serait une preuve convaincante de la vérité de mon opinion. Ce que vous nommez peuple est précisément l’espèce humaine ; mais on ne permet point au peuple de vivre à sa guise, voilà le mal. La civilisation se paie horriblement cher : l’administration, la religion, l’armée, épuisent les classes inférieures. Quoi de plus navrant qu’une pareille situation ? A nos pieds bouillonne une foule écrasée de travaux, épuisée par la faim ; sur nos têtes, en voici une autre qui se flétrit et se débat écrasée par la pensée, accablée par les efforts qu’elle fait pour atteindre à des résultats dont la poursuite est aussi vaine que la possibilité de fournir du pain aux affamés. Puis, entre ces deux maladies, entre ces deux modes de souffrances, entre la fièvre d’une existence mauvaise et la consomption des nerfs surexcités, qu’y a-t-il ? La fleur de la civilisation, ses fils chéris, l’unique classe d’hommes qui jouit tant bien que mal de la vie, — nos petits propriétaires en Russie, et ici les boutiquiers. Mais la nature ne se laisse point outrager ;… elle est impitoyable dans ses châtimens comme le bourreau…

« Ici, Evgueni Nikolaïevitch se mit à marcher dans la chambre ; mais il s’arrêta tout à coup devant un miroir. Voyez, reprit-il, cette face… Ah ! ah ! ah ! c’est vraiment horrible. Comparez le premier venu de nos paysans avec moi, avec cette nouvelle varietas qui a échappé à Blumenbach, le type caucasien-citadin, auquel appartiennent les fonctionnaires et les boutiquiers, les savans, les nobles, en un mot tous les crétins et les albinos qui peuplent le monde civilisé, race faible, sans muscles, percluse de rhumatismes, et avec cela bête, méchante, vulgaire, infirme, gauche ! J’en suis un beau spécimen, moi, vieillard de trente-cinq ans, être inutile, qui ai passé toute ma vie comme un pied de cresson élevé pendant l’hiver au bord d’une fontaine. Ah ! quelle horreur ! Non, non, cela ne peut pas durer ; c’est trop stupide !… Quand pourrai-je reposer dans le sein de la nature ?… Cessez de bâtir et de rebâtir sans fin la tour babylonienne de l’ordre social ; abattez-la, et que tout soit fini ! Cessez de poursuivre l’impossible ! Il n’est permis qu’aux jeunes filles amoureuses de souhaiter des ailes, de rêver von einer besseren Natur, von einem anderen Sonnenlichte[1] ! Il est temps de revenir à la couche paisible de la nature, au grand air, à l’indépendance sauvage, à la liberté puissante de l’état primitif !

« — En d’autres termes, dit le docteur, vous voudriez voir les hommes reprendre la vie des forêts ?…

« — Les hommes vivront toujours en troupeaux, reprit doctoralement notre original.

« — Evgueni Nikolaïevitch, lui dis-je, quel vilain tour l’espèce humaine

  1. « Une meilleure nature, un autre soleil. »