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de brocs les tables de l’auberge. Quelques jeunes filles s’essuyaient les yeux furtivement. Des fiancés, qui allaient être séparés pour un long temps, s’embrassaient à l’écart, attendris, mais certains de ne pas manquer à leur foi,

Dans ces pays d’où un courant d’émigration constante fait sortir chaque année des tribus entières de pionniers, ces spectacles touchans ne sont pas rares. Ils se renouvellent fréquemment au printemps et en automne. Le recueillement est peint sur tous les visages : on n’est pas triste, on est grave. Les amis se séparent ; on va chercher au loin des campagnes inconnues, et bien des yeux consultent l’horizon, comme si l’on voulait y découvrir le secret de la vie nouvelle vers laquelle courent de hardis explorateurs. Les reverra-t-on jamais ? L’expérience enseigne à ceux qui restent que la plupart de ceux qui partent ne reviennent pas. Un jour les suivra-t-on ? une meilleure fortune attend-elle sur ces rivages lointains les frères qui s’éloignent ? Rodolphe, pénétré d’une singulière émotion, allait et venait au milieu des groupes ; les visages les plus ingénus exprimaient une mâle résolution ; nul abattement, mais la volonté de bien faire. Jacob se promenait sur la route avec les chefs de famille ; il causait gravement. Salomé le suivait, les bras passés autour de la taille de deux de ses jeunes compagnes, auxquelles elle venait de distribuer de légers souvenirs. Le garde se rapprocha de son hôte. — Nous ne sommes tous ici-bas que des voyageurs, dit-il ; un jour on plante sa tente, le lendemain il faut ceindre ses reins et partir. J’ai fermé les yeux de mon père dans cette maison, mais qui peut savoir si le matin n’est pas proche où je devrai, comme l’ont fait mes aïeux, marcher sur le chemin de l’exil ? Si telle est la volonté de Dieu, ce jour-là je prendrai le bâton d’une main ferme, et, me levant, je dirai : Seigneur, ton serviteur est prêt !

Cependant on apportait aux émigrans les humbles tributs de l’amitié : l’un donnait un sac de blé, l’autre le soc d’une charrue, celui-là une pièce de toile, celle-ci une petite corbeille pleine de fil, d’aiguilles, de bobines et de ciseaux. Le nécessaire venait en aide au nécessaire, c’était la dîme du souvenir. Les voyageurs recevaient d’une main tranquille et serraient ces offrandes sur leurs chariots. On se mit à table et on mangea en commun ; puis, quand on eut vidé le dernier verre, avant que le soleil eut quitté l’horizon, les émigrans se levèrent. Les enfans furent assis dans les voitures, et le cortège se mit en route, précédé par les anciens du pays et suivi par toute la population, qui s’efforçait de rester calme. Quand on fut arrivé sur la première pente des montagnes, à cet endroit où la plaine apparaît au loin coupée par la ligne éclatante du Rhin, semblable à une bande d’argent, on se sépara. — Que Dieu vous