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Mme de Marçay eût été pour quelque chose dans ce double malheur. On le regretta d’ailleurs universellement, et presque tous les journaux de l’Europe déplorèrent sa fin prématurée.

Je ne savais moi-même que penser, lorsque je reçus une lettre que mon malheureux ami avait pris soin de me faire parvenir. Il m’y remerciait en peu de mots, et avec effusion, de la tendresse paternelle que je lui avais toujours montrée. Il me priait de ne point le juger précipitamment, et ajoutait qu’une lettre que Mme de Marçay devait recevoir m’expliquerait sa conduite. Il me conjurait enfin d’avoir toujours la même amitié pour elle, et plus encore, si vous pouvez, ajoutait-il, car vous devez reporter sur elle toute l’affection que vous aviez pour moi. — Le soir même, je lus la lettre qu’il avait écrite à Mme de Marçay; elle était à peu près conçue en ces termes :

« Pourquoi mon amour a-t-il grandi à côté de votre froideur? pourquoi a-t-il résisté à votre amour avoué pour un autre? pourquoi enfin a-t-il survécu aux affreuses secousses de ces derniers jours? C’est ce que je ne puis comprendre; mais il n’en est pas moins vrai que je meurs à cause de vous et en vous aimant. J’ai voulu vous rendre un dernier service. La vie de M. de Marçay n’importe à personne, et je ne me fais pas grande conscience de la prendre pour vous donner une liberté qui va vous devenir nécessaire. Vous allez revoir celui que vous aimez. Son âge, sa légèreté peut-être, à coup sûr la nécessité de se marier, rendraient votre union bien fragile, si M. de Marçay vivait encore. Je sais d’ailleurs que vous n’êtes nullement insensible à l’opinion du monde, qui pourrait vous devenir un jour injustement sévère. Mariez-vous donc. Je ne vous demande même pas de vous souvenir que j’aurai été pour quelque chose dans ce bonheur. En tout cas, j’ai la consolation de n’avoir point troublé votre repos autant que ceux qui vous connaissent imparfaitement pourraient le croire. Je me suis bien souvent demandé depuis huit jours s’il valait mieux pour moi vous avoir connue que d’avoir mené la vie très différente à laquelle je me croyais destiné. Pourtant, tout bien considéré, je me crois encore votre obligé. Vous perdre au moment où je pensais vous atteindre était l’enfer; mais vous espérer était le ciel. Vous m’avez torturé, mais vous m’avez fait vivre, et, grâce à vous, l’âme que je rends à Dieu ou au néant aura connu en ce monde des émotions plus fortes qu’il n’est donné d’en sentir à la plupart des hommes. Je souhaite ardemment que vous soyez heureuse; je souhaite aussi que, si mon nom frappe parfois votre oreille, il n’éveille en vous aucun sentiment de regret ni d’amertume. Vous n’avez voulu me faire aucun mal, et vous n’êtes point coupable de mes douleurs.