Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/598

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonheur. Le bruit du canon était devenu pour nous un bruit semblable à celui de la mer pour qui en habite les rives. Il jetait dans notre existence une sorte de grandeur rêveuse dont nous avions à peine la conscience. Quand le soir, après de longues heures passées aux tranchées, je me couchais dans le trou que j’ai décrit, je l’écoutais avec plaisir ; je trouvais à cette voix lointaine le charme endormeur des vagues en ce moment où la douce chaleur d’une lumière créatrice commence à se répandre dans notre cerveau, et où nos pensées se transforment pour devenir ces êtres vivans qu’on nomme des songes.

Je sais encore un lieu et une heure où cette voix incessante du canon prenait un caractère étrange : c’était la petite chapelle en planches qu’on avait construite à l’extrémité du quartier-général, et l’heure de la messe le dimanche. Que ceux dont l’âme est remplie d’un goût secret pour tout ce qui est marqué au sceau des grandes tristesses mettent un instant la tête dans leurs mains, et tâchent de voir ce que je vais essayer de dire. Par un jour froid et brumeux, quelques hommes sont rassemblés dans une baraque aux cloisons minces et sillonnées de larges fissures. Le froid pénètre de tous côtés dans ce réduit. Il est huit heures, c’est-à-dire une heure âpre, revêche, pleine d’ingrats malaises dans les matinées de décembre. Au seuil de la porte entr’ouverte commence une nappe de neige, dont quelques flocons ont envahi le sanctuaire sous le pied des fidèles, marquant les pas de chacun par une trace humide et glacée. En ce pauvre temple point de lumière adoucie et voilée; une morne et rude clarté, venant d’un ciel dont les espaces blanchâtres se montrent à travers des vitres grossières. Devant un autel aussi simple qu’un autel puisse l’être, paré uniquement des objets indispensables à l’exercice de notre culte, un prêtre célèbre le mystère de la messe. Au murmure régulier de ses prières se mêle un bruit uniforme et continu : c’est la voix du canon qui gronde là-bas, dans la tranchée, où vont aller tout à l’heure ceux qui se recueillent en ce moment. Je me rappelle une de ces explosions du canon accompagnant tout à coup les magnifiques paroles du credo : « je crois en Dieu, créateur des choses visibles et invisibles. » Ces choses invisibles, la voix qui parvenait à nos oreilles nous avertissait qu’elles étaient près de nous, que notre vie déjà leur appartenait autant qu’à tous les objets sensibles dont nous étions environnés.

Quelquefois pourtant, sur ce fond de bruits monotones dont notre atmosphère était remplie, se détachaient soudain de grands bruits violens, furieux, exaspérés. Tout à coup le soir, ou bien au milieu de la nuit, éclatait une longue et ardente fusillade, rappelant, par ses pétillemens pressés et impétueux, les feux d’artifices à leur bouquet : c’était la ville et la tranchée qui, lasses de rester en face