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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/624

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temps ont cessé de menacer les navires. Malheureusement, du haut du fort, on jouit d’une vue assez bornée, si ce n’est du côté de la mer, qui se déploie à l’occident dans toute son immensité, et l’on ne voit du côté de la terre qu’un étroit horizon de rochers et de cactus. Pour contempler dans toute sa beauté le panorama de la plaine, il faut se risquer sur les pentes très escarpées de la montagne au pied de laquelle a été bâti le fort. Les difficultés de l’ascension commencent à la base même du mont. Les roches ardoisées dont il se compose sont formées d’une masse très friable qui se désagrège sous le pied et roule en débris le long des escarpemens. Les seules plantes qui croissent dans les anfractuosités appartiennent à la famille des cactus, et sont hérissées de formidables épines; le sol même est tout jonché de ces dards acérés. Pour gravir à travers ces pierres qui cèdent sous les pas, où l’on court risque à chaque instant de perdre l’équilibre, il faut poser son pied avec la plus grande prudence entre les épines et insinuer délicatement son corps sous les troncs et les rameaux entrelacés des cactus. Un seul faux pas causé par une pierre roulante, un seul geste maladroit, et l’on peut s’aveugler ou se blesser grièvement en s’enfonçant dans les chairs comme des paquets d’épingles. Jadis les Espagnols de la Colombie plantaient aux abords de leurs forteresses des rangées de cactus, et ces fortifications végétales étaient plus difficiles à franchir que des murailles et des fossés.

Afin de mieux connaître l’aspect général de ces montagnes où je désirais m’établir, et me familiariser en même temps avec les dangers qu’elfes offrent, je résolus de m’enfoncer dans la montaña[1] et de m’élever aussi haut que possible sur les flancs de la Horqueta. Quand je demandai quelques renseignemens sur cette montagne, on voulut me dissuader et m’effrayer par la description d’une foule de dangers imaginaires : on me parla de serpens et de tigres (jaguars); un Indien, fort en arithmétique, prétendit même qu’il y avait exactement une trentaine de ces animaux, quatorze mâles et seize femelles, rôdant sur les pentes de la Horqueta. Un autre m’affirma qu’il existait dans les vallées supérieures une tribu de sauvages qui avaient pour habitude d’assassiner les étrangers au moyen de flèches trempées dans le venin du curare. Un troisième soutint que les montagnes étaient enchantées, et que, parmi les naturels, d’habiles sorciers s’entendaient avec le diable pour garder l’entrée de leurs défilés. Celui qui franchit la première gorge, me disait-on, doit braver des torrens de pluie qui descendent du ciel en véritables cataractes. Si la force et le courage ne lui manquent pas, et

  1. Forêt vierge.