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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/665

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leurs affaires! Ce dernier trait du mobile tableau qui passait chaque jour sous mes yeux était celui qui me frappait le plus. Je ne pouvais m’empêcher de comparer dans ma pensée ces heureux campagnards aux Celtes à demi sauvages de notre pauvre Bretagne. Je me demandais quelle barrière avait pu arrêter chez nous la marche de la civilisation et quel véhicule si puissant en avait hâté les progrès de l’autre côté de l’Atlantique. « La liberté! » étais-je quelquefois tenté de me répondre; mais la liberté a des fruits différens suivant le sol qui en reçoit le germe. Il n’est point vrai d’ailleurs que ce soit la liberté seule qui ait fait la grandeur des États-Unis. Cette grandeur, il la faut bien plutôt attribuer à la salutaire pratique des rigides devoirs qu’impose un sévère christianisme. Les Américains du Nord ont été jusqu’ici guidés par la nuée lumineuse qui conduisait les Hébreux dans le désert. Que leurs croyances s’émoussent, et nous verrons comment ils supporteront cette dangereuse possession de soi-même, qui est le grand écueil des individus et des peuples ! Le peuple américain n’a point connu d’enfance. Il est né avec la sagesse de l’âge mûr; mais depuis quelques années peut-être trop de sang étranger est-il venu se mêler à celui de la vigoureuse génération qui avait hérité des vertus d’un autre âge. En plus d’une occasion déjà, la voix des aventuriers a pu étouffer celle des descendans de Franklin et de Washington. Ce n’est plus tout à fait là, je le crains, l’Amérique que j’ai connue. Peu m’importe que des horizons infinis se soient tout à coup ouverts devant elle, qu’elle abaisse les montagnes, qu’elle défriche les forêts, qu’elle joigne les océans. Je ne me laisserai pas éblouir par ces prodiges. Les Américains sont devenus trop turbulens pour moi. Je comprends que de nobles cœurs préfèrent la liberté périlleuse à la servitude facile ; mais est-il donc impossible d’échapper à cette alternative? En 1821, l’Amérique eût pu être la seconde patrie de mon choix; il me semble qu’aujourd’hui je ne lui donnerais plus la même préférence parmi les pays libres.

Nous avions jeté l’ancre devant New-York le 26 août 1821; j’en partis le 12 septembre. Un secret pressentiment me disait de me hâter. J’avais cependant abrégé autant que possible chacune de nos relâches. Les yeux et le cœur constamment tournés vers la France, je comptais avec impatience les jours qui m’en séparaient. Je n’arrivai au port que pour recueillir le dernier soupir de ma femme. Il est des douleurs qu’on profane en les racontant. Je n’oserais d’ailleurs arrêter ma pensée sur les angoisses de ce cruel retour. Tout ce que je puis dire, c’est qu’à partir de ce moment, mon existence a été brisée. Si j’ai survécu à un deuil aussi profond, c’est que j’avais à remplir un devoir que la douce compagne de ma vie ne pou-