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elles entrent. Le fait est que pour des gens habitués à l’existence sédentaire d’un siège une entreprise au grand air, en plein champ, à travers de libres espaces, offrait une attrayante nouveauté. Je ne saurais rendre l’état de joyeux bien-être et comme de placide ivresse où me plongea, au pied de nos positions abandonnées, l’atmosphère dont je me sentis entouré tout à coup. La vallée où nous pénétrions était toute remplie de hautes herbes, répandant au loin une puissante odeur. Du sein de ces épaisses prairies, où nos chevaux s’avançaient du pas dont ils auraient traversé les ondes d’un gué, je contemplais, en levant la tête, un ciel printanier tout rempli d’étoiles doucement tremblantes. Je laissais mes pensées s’élever vers ces clartés immortelles, et suivre en paix ce goût mystérieux que Dieu nous a donné pour des mondes rêveurs comme des âmes, gracieux comme des fleurs. Je mettais toutes mes forces à jouir de ces instans, à étreindre l’heure présente au milieu de ces solitudes embaumées, et je songeais avec joie pourtant aux premières heures qui suivraient cette nuit. Que me gardait cette aurore? Je l’ignorais. Peut-être le moment où elle se lèverait serait-il celui qui me porterait moi-même aux pays inconnus où j’envoyais mes pensées de la nuit.

Notre marche ne fut pas inquiétée. Seulement quelques coups de fusil tirés par des vedettes russes nous apprirent qu’elle était connue. Cependant nos colonnes continuaient à s’avancer dans un silence qu’interrompait uniquement parfois le hennissement des chevaux. Quand les étoiles se mirent à pâlir et l’aube à se montrer, ce fut alors soudain un bruit de clairons et de tambours répété par tous les échos de la vallée. Nous étions à quelques pas de la Tchernaïa, aux lieux où l’action devait commencer. Il semble que les sons retentissans de nos fanfares accélèrent la fuite des ombres. La rivière, le vallon, les montagnes nous apparaissent bientôt dans cette fraîche et vive clarté du matin qui éblouit les yeux sans offenser le cœur. Ce n’est pas la diane qui salue le jour dans notre colonne, c’est la charge. Aux accens de cet air passionné, de cette Marseillaise sans souillure, notre infanterie franchit au pas de course la rivière que la cavalerie a passée déjà, et s’élance sur une redoute que l’ennemi abandonne. Les coups de fusil animent cette scène matinale, le canon même se met de la partie, et quelques boulets, tirés à grande distance par les Russes, viennent écraser à nos pieds l’herbe encore humide de la rosée.

Après un rapide engagement, nous établissons notre bivouac sur les bords de la Tchernaïa, qui devient la limite de notre camp. Nos tentes s’élèvent sur des collines couvertes de gazon, d’où l’œil embrasse une vaste et riante contrée. Les hauteurs qui sont en face de