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père et sa mère pour s’attacher à son mari. — Et il continua froidement les préparatifs de son départ.

L’heure vint où des chariots pesamment chargés sortirent de la cour. L’essieu criait sous le poids des meubles et des ustensiles de ménage. Jacob n’avait pas voulu que sa fille l’accompagnât jusqu’à Bühl, où le chemin de fer devait emporter vers Strasbourg et la France la nouvelle colonie qui allait chercher les forêts vierges du far-west. Il ne voulait pas prolonger l’agonie de la séparation. La maison, le jardin, les terres, les bestiaux, tout était vendu. Les habitans du hameau et les voisins s’étaient réunis sur la route pour assister à ce départ, qui les navrait tous. Hector bondissait autour des attelages.

Au moment de quitter cette maison qu’il ne devait plus revoir, qu’il avait embellie avec amour, où son père était mort, où il était né, où il avait toujours pensé qu’une main pieuse lui fermerait les yeux, Jacob ôta son chapeau et regarda longtemps la prairie, les chaumières, les montagnes, la forêt, le torrent. On aurait dit qu’il voulait en emporter quelque chose dans son cœur. Le ciel était clair, le printemps souriait. Tout le monde se taisait autour de Jacob. Ruth s’essuyait les yeux ; Zacharie, distrait par sa jeunesse, ne pensait qu’aux surprises du voyage et aux plaisirs du mouvement ; il embrassait Rodolphe et Salomé, courait, riait et pleurait tout à la fois. Les serviteurs assujettissaient les jougs et veillaient à ce que rien ne fût oublié.

Après qu’il eut assez contemplé la Herrenwiese, Jacob étreignit sa fille sur son cœur, et, poussant un profond soupir, donna le signal du départ. L’aiguillon piqua le flanc des bœufs, l’essieu gémit, et les lourds chariots s’ébranlèrent.

— Je te la confie, c’est le meilleur de mon sang, dit Jacob à Rodolphe en lui remettant Salomé, et, secouant la poussière de ses pieds sur le seuil de la maison, il s’éloigna le dernier. Toute la foule se découvrit.

— Dieu t’accompagne ! criait-on de tous côtés.

— Dieu vous protège ! répondit Jacob.

Bientôt après les chariots s’engagèrent dans la vallée qui descend vers Bühl. On ne les voyait plus et on entendait encore le bruit des roues. Au moment où Jacob, qui s’était retourné une dernière fois, disparut derrière un pan de la forêt, Salomé jeta un cri et voulut courir pour le rejoindre. Rodolphe, éperdu, l’entoura de ses bras. Elle s’en dégagea et tomba sur ses genoux, les mains jointes.

— Seigneur, mon Dieu ! pardonnez-moi ! s’écria-t-elle.

— Il a été écrit : « Tu suivras ton mari, » dit une voix dans la foule. Salomé se leva et suivit Rodolphe.


AMEDEE ACHARD.