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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/819

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John Halifax n’est, — pour parler le langage des ateliers, — qu’une répétition, très heureusement réussie, d’un des romans antérieurs de miss Mulock. Dans ce dernier, The Head of the Family, l’intérêt s’attache à un personnage presque du même ordre que l’ouvrier tanneur devenu gentleman. Au début du récit, le professeur Grœme vient de mourir. Il a péri sur une terre lointaine, victime d’une de ces expéditions scientifiques qui ont honoré les premières années du siècle. Ninian Grœme, son fils aîné, reste le seul chef, le protecteur unique d’une famille nombreuse. C’est une scène assez frappante que celle où, assis en face de l’aînée de ses sœurs, la seule dont il puisse espérer quelque assistance, il cherche avec elle à sonder l’avenir, et se demande comment s’élèveront tous ces enfans, jusqu’alors soutenus par les ressources que la mort du savant professeur vient de tarir tout à coup. Ces soucis paternels soudainement dévolus à un jeune homme, la dure nécessité où il est de sacrifier tous ses goûts, toutes ses espérances, et d’accepter, quelque odieux qu’il lui soit, un métier immédiatement lucratif, nous remettent en mémoire les ambitions secrètes de John Halifax et le dégoût que lui inspire sa vulgaire industrie. Ninian se résigne comme John à une lutte inévitable. Une voiture s’arrête à la porte. Six enfans en descendent : Esther et Ruth, Edmund et Christina, Reuben et Charles. Tous se rangent en cercle autour du foyer. Un grand fauteuil en occupe le coin. C’est là que s’asseyait le père; ce fauteuil reste vide. A Ninian maintenant d’y prendre place. Quel trône hérissé d’épines!

Et ce n’est pas tout. Parmi ces têtes blondes et brunes se glisse une charmante petite pensionnaire anglaise, orpheline de mère, et dont le père, absorbé par de lointaines spéculations, ne prend aucun soin. Hope Ansted, — c’est son nom, — petite quakeresse aux yeux baissés, aux pas furtifs, au doux parler, devient bientôt, entre tous ces enfans, la préférée du jeune chef de famille. Il a trente et un ans; elle en a dix-huit. Cette différence d’âge, — énorme en Angleterre, à ce qu’il paraît, — lui cache à lui-même la nature de cette affection qu’il ne sait pas se définir, mais qui peu à peu l’envahit et le domine. Hope devient par degrés, — et ces degrés sont marqués avec une délicatesse infinie, — l’astre voilé de l’existence aride et monotone à laquelle Ninian est condamné. Il croit l’aimer comme un père, comme un frère aîné; il n’ose de longtemps s’avouer qu’elle est pour lui mieux qu’une sœur, mieux qu’une fille. Plus franc avec lui-même, moins défiant, moins timide, il aurait toute chance d’être aimé comme il aime. Le cœur naïf de la belle enfant, déjà vivement ému de reconnaissance, s’ouvrirait sans peine à un sentiment plus tendre; mais Ninian Grœme a devant lui une vie si chargée de devoirs, si pleine de soucis divers, si absorbée en de fatales abnéga-