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extérieurs sur le caractère, l’âme, l’intelligence, qui en subissent le choc. Elle veut se rendre compte de la force qui résiste et de la faiblesse qui cède, du mensonge qui corrompt et de la vérité qui purifie; elle met tour à tour la main, avec une inquiétude passionnée, sur la plaie secrète qui s’envenime, sur le ressort qui plie, près de rompre. L’idéal qu’elle cherche, la vertu qu’elle prône, n’est ni l’idéal des rêveurs extatiques ni la vertu stérile des ascètes, mais bien l’indomptable et inusable ténacité de l’homme fort, de la femme forte selon la Bible. Persistance dans une volonté droite, fidélité dans une affection que la raison sanctionne, sacrifice de tout l’être au devoir humblement compris, aux inspirations lumineuses d’une conscience clairvoyante, voilà, en résumé, ce qu’elle veut enseigner, et ce qu’elle enseigne le plus souvent sans emphase pédante, sans maladroite insistance, avec une insinuante habileté, et plus de goût, de finesse, de mesure et d’aisance que bien d’autres. Elle est d’ailleurs remarquable par l’art avec lequel elle sait grouper, distribuer, soit les incidens, soit les caractères. Elle obtient ainsi des reliefs nettement accusés, mais sans exagération. Elle ne pousse à outrance ni la logique des événemens ni celle des passions, évitant ce qui le plus souvent empêche un roman de ressembler à la vie. Enfin une veine irlandaise d’esprit et d’humour, tempérant sa gravité calédonienne et puritaine, circule comme une bouffée d’air vivifiant dans ses fictions, où la vivacité de la forme fait heureusement oublier la sévérité du fond.

Nous nous demandions, au début de ces pages, quel résultat pourrait avoir l’espèce de croisade féminine dont nous venons de définir le caractère. Nous nous demandions aussi par quel phénomène bizarre la littérature légère devenait, chez nos voisins, plus frivole entre les mains des hommes, plus grave quand les femmes s’en mêlent. Ce sont là des questions plus faciles à poser qu’à résoudre, et qui nous entraîneraient à une trop longue série de développemens, si nous voulions les traiter ex professa. Contentons-nous dès lors d’une simple remarque consolante pour l’orgueil masculin : c’est que l’influence des idées modernes, celle par conséquent des philosophes contemporains, s’accuse très nettement dans ces œuvres féminines dont le caractère sérieux nous étonne. En y regardant de près, on voit que Thomas Carlyle, Arnold, Emerson, Channing, n’ont pas semé vainement leurs paroles inspirées. Sachons reconnaître aussi qu’il est impossible de lire des romans comme John Halifax sans envier sincèrement à nos voisins l’intervention salutaire du roman féminin dans l’éducation des jeunes filles appelées à former la génération qui nous suivra.


E.-D. FORGUES.