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le fabricant de soieries, l’obligation de choisir les nuances et les dessins, et de les faire exécuter avec goût; il faut donc qu’il soit à la fois négociant et artiste. Si l’on songe maintenant à l’influence qu’il exerce, par ses achats sur les magnaneries, par ses commandes sur la population ouvrière, par ses ventes sur le commerce des nouveautés, on comprendra quelle est l’importance exceptionnelle de son rôle dans l’industrie. Avec deux ou trois commis de magasin et autant de commis de ronde qui composent tout son état-major, il a sur la richesse nationale une influence plus réelle, plus personnelle que des directeurs d’usines qui emploient douze cents ouvriers, et construisent des chemins de fer de plusieurs kilomètres pour le service exclusif de leurs établissemens.

L’auxiliaire immédiat du fabricant lyonnais est un simple artisan. Quand le fabricant a acheté la soie, quand il l’a fait mouliner et teindre, il appelle un ouvrier auquel il confie la quantité de matière nécessaire pour faire une pièce. L’ouvrier emporte cette soie chez lui, avec les dessins et les cartons quand il y a lieu; il la fait disposer sur son métier par une ourdisseuse et une remetteuse, et quand la pièce d’étoffe est achevée et qu’il la rapporte au patron, celui-ci lui paie sa fabrication par mètre courant. L’ouvrier, dans ces conditions, est donc un entrepreneur; il ne dépend de son patron que comme tout fabricant dépend de celui qui lui donne de l’ouvrage.

S’il n’y avait d’autre élément dans la fabrique lyonnaise que le négociant qui fait la commande et l’ouvrier qui l’exécute, l’industrie du tissage appartiendrait à ce que nous avons appelé le travail isolé; mais il est bien rare que l’ouvrier qui possède un métier n’en possède qu’un seul : en général, il en a au moins deux et au plus six. Une chambre où cinq ou six métiers sont occupés par autant d’ouvriers est un atelier; ce n’est plus le travail isolé, ce n’est pas non plus la manufacture, c’est ce que l’on appelle proprement la fabrique.

La plupart des ateliers sont situés dans des rues étroites, malpropres, à l’aspect désolé. On monte un vieil escalier médiocrement entretenu, et l’on se trouve dans une pièce assez vaste, bien éclairée, munie d’un petit poêle en fonte, et très souvent voisine d’une espèce de petit salon où la maîtresse de la maison vous reçoit. Les métiers sont disposés à côté l’un de l’autre, de manière à profiter le plus possible de la lumière. Dans certains ateliers, il n’y a pas d’autre homme que le maître, ou d’autre femme que la maîtresse: quelquefois les deux sexes sont mêlés. Ces chefs d’ateliers forment une classe très intéressante et très curieuse, qu’on ne retrouve pas ailleurs, car ils sont très décidément des ouvriers, et ne cherchent pas, comme la plupart des maîtres dans les autres corps d’état, à s’affilier à la bourgeoisie. Qu’ils soient fils de maîtres ou qu’ils soient