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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/935

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Cependant il y a un abîme entre la destinée de ces deux femmes, dont l’une a une famille et une position aisée et assurée, tandis que l’autre vit seule, réduite, quand elle ne chôme pas, au salaire insuffisant de la journée. Il est bien difficile d’établir la moyenne de ce salaire; les écrivains les mieux renseignés n’y sont pas parvenus, et les commissaires chargés de faire des enquêtes au nom de la chambre de commerce n’ont donné que des à-peu-près. Quand on interroge sur les lieux les patrons et les ouvriers, ils semblent incertains et hésitans. C’est qu’indépendamment des fluctuations de la place, mille circonstances peuvent modifier le gain de la journée. Il y a des étoffes qui rendent plus que d’autres; il y en a dont le montage est lent, difficile, fréquemment renouvelé, source de pertes énormes, car il faut payer la remetteuse et chômer pendant qu’elle travaille; il y a surtout des ouvrières appliquées et robustes, et d’autres qui se découragent facilement ou que leurs forces trahissent. La santé d’une ouvrière entre pour beaucoup dans la détermination de ses bénéfices, la volonté pour plus encore, car une volonté énergique tire parti d’un corps malade et d’une force épuisée. Les supputations les plus favorables ne permettent pas d’évaluer en moyenne le salaire d’une tisseuse à plus de 1 franc 50 centimes. Portons, pour mettre tout au mieux, la moyenne des salaires à 1 franc 75 centimes par jour, ce qui donnerait 525 francs par an pour trois cents jours de travail. Avec 1 franc 75 centimes par jour, chiffre exagéré évidemment, on peut vivre, mais on vit très mal. Si l’on ne prélève sur le revenu de l’année que 72 francs (20 centimes par jour) pour le logement, ce logement sera un taudis. Si on ne met pas plus de 150 francs pour le blanchissage, la chaussure et le vêtement, à coup sûr on sera bien au-dessous du plus indispensable nécessaire. Il ne reste qu’environ 80 centimes par jour pour la nourriture, les dépenses imprévues et les frais professionnels, à la vérité presque insignifians. Si nous avions pris 1 franc 50 centimes pour point de départ, le chiffre de la dépense journalière tombait à 55 centimes! La plupart des tisseuses se nourrissent dans l’atelier avec la famille du maître ; cette combinaison, qui n’est pas toujours praticable, est de beaucoup la meilleure. Quoique les femmes soient naturellement sobres, quoiqu’elles aient en général moins besoin que les hommes d’une nourriture réparatrice, on doit songer que les tisseuses font un métier assez fatigant, et que la force leur est nécessaire, ne fût-ce que pour gagner une bonne journée. Être misérablement logée, pauvrement vêtue, assez mal nourrie, et avec cela travailler, au minimum, douze heures par jour, voilà quel est le sort matériel d’une ouvrière tisseuse placée dans des conditions favorables de santé et de travail.

Cependant il faut bien le dire à présent, et on ne le dit pas sans