manesque épouse, qui, une fois lancée dans le champ des suppositions, ne s’arrête pas à mi-chemin, prétend avoir découvert de prime-saut les causes de la façon peu bienveillante dont le vicomte Delamere a accueilli, il y a deux mois, mes avances. Si nous ne sommes plus au temps où les rois épousaient des bergères, nous ne sommes pas encore arrivés à ceux où les filles de l’aristocratie anglaise épouseront des majors au service de l’honorable compagnie des Indes; la phrase est de ma femme. Il est donc bien établi, et par l’autorité du Peerage, qu’il y a dans la vie de tes amis de Minpooree quelque gros mystère, quelque drame peut-être. En présence de cette puissante argumentation, je n’ai pu que me tenir les côtes et conclure, puisque ma femme le veut ainsi, que la boîte contient des portraits destinés à fléchir le courroux d’un père irrité. Je te demande mille pardons d’avoir occupé ton temps à lire ces fariboles, mais j’ai pensé que le roman de Pauline pourrait te donner un bon moment d’hilarité, sans te laisser une trop mauvaise opinion de son bon sens...
C’est toujours dominé par les plus cruelles inquiétudes à ton endroit que je reprends cette lettre le même jour, à minuit. Le récit des catastrophes de l’Inde est dans toutes les bouches, remplit toutes les feuilles. Et que de contradictions dans les mille bruits que répète la voix publique ! Ceux-ci, et c’est le petit nombre, ne voient dans les insurrections de Meerut et de Dehli que des tempêtes passagères, dont la bonne fortune de l’Angleterre triomphera facilement. Ceux-là au contraire, prophètes de malheur, annoncent brutalement que la puissance de l’Angleterre en ces contrées lointaines a vu luire son dernier soleil! Pour te donner une idée de l’étrange bouleversement des esprits dans cette malheureuse question des cipayes, permets-moi de crayonner à ton intention quelques détails d’une discussion dont le salon de Mont a été ce soir le théâtre.
Ma belle-mère et ma femme viennent de se retirer. Quoique nous soyons au cœur de l’été, la nuit est froide et pluvieuse : le claquement des persiennes agitées par des rafales tumultueuses et les aboiemens des chiens de garde troublent seuls le sombre silence qui règne aux alentours du château. Le chevalier de Lagazette, assis sur une causeuse au coin de la cheminée, manœuvre une tabatière d’or entre ses doigts avec une gracieuse dextérité qui sent son XVIIIe siècle. Notre nouveau voisin, qui a beaucoup vu, beaucoup retenu, fort intéressant en un mot à ses momens lucides, assez fréquens malgré ses quatre-vingt-cinq ans, a passé sa jeunesse dans l’armée de sa majesté britannique, où il a atteint le grade de lieutenant-colonel, et une pension pour bons services de guerre, qu’il touche du gouvernement anglais, est la plus claire partie de son re-