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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/988

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douloureuses circonstances. Permettez-moi cependant de vous rappeler que les nouvelles de l’Inde sont bien contradictoires à cette heure. Les dépêches de la télégraphie électrique fourmillent d’erreurs, au milieu desquelles il est plus que difficile de discerner la vérité.

— Non, monsieur, le doute ne m’est plus permis ! Depuis le moment où hier un étranger m’a prêté dans le chemin de fer la feuille anglaise qui m’a appris la fatale nouvelle, jusqu’à deux heures de la nuit j’ai voulu croire que le massacre des habitans européens de Minpooree n’était qu’une vaine rumeur de journal; mais une dépêche télégraphique, que j’ai reçue dans la nuit de l’East-India-House, confirme dans tous ses détails le récit du Times. Ma fille, son époux, son enfant, sont tombés sous les coups de ces tigres à face humaine, et vous tenez en ce moment entre les mains tout ce qui me reste de ces tendres victimes de l’orgueil d’un père, ajouta le vieillard, qui se leva machinalement de son fauteuil pour recevoir le paquet que je lui offrais.

La pâleur répandue sur le visage de lord Delamere attestait assez les émotions et les remords de son cœur. D’une main tremblante il rompit les cachets qui scellaient l’enveloppe de toile cirée; mais en cet instant ses forces lui manquèrent tout à coup, ses jambes se dérobèrent sous lui, et il fut obligé de s’appuyer contre mon bureau. Je crus de mon devoir de lui abréger l’angoisse de la triste besogne qu’il avait commencée, et tirai moi-même de leur enveloppe de bois et de carton deux photographies d’une fort belle exécution. La première représentait une femme à la fleur de l’âge, dont les traits fins et délicats réalisaient la gracieuse description que tu m’as donnée de lady Suzann Hammerton, Un petit enfant de deux ans environ, aux cheveux bouclés, à la rieuse physionomie, vêtu d’un costume de highlander, avait servi de modèle pour la seconde. Les souvenirs qu’un visage aimé ravivèrent dans le cœur du vieillard inondèrent son cœur d’un torrent de douleur qu’il ne put maîtriser, et des larmes bienfaisantes coulèrent à flots le long de ses joues.

Quelques instans après, je reconduisis lord Delamere à sa voiture, et le quittai en lui demandant la permission d’aller le soir même lui rendre sa visite. Pauline, qui arrive de Mont à cinq heures, viendra avec moi. Les femmes ont de merveilleux secrets pour panser les plaies de l’âme, et je ne doute pas que la mienne n’accepte avec joie la mission consolatrice que je veux lui confier.

Voici bien du papier noirci ; ma lettre doit être à la poste dans une demi-heure, et je ne t’ai pas dit encore un mot des anxiétés de mon cœur à ton endroit. Cher ami, compagnon de mes jeunes an-