Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/168

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voilà bientôt rendus, n’est-ce pas ? Vous irez bien tout seuls ?… Bonsoir…

— Bonsoir et grand merci, répliquèrent les trois frères ; vous ne voulez pas venir un peu plus loin ?

— Nenni, les enfans, je suis las… Bonne nuit…

— Bonne nuit, répétèrent en chœur les enfans pour se donner du courage et de l’assurance, bonne nuit !…

— Prenez bien garde de tomber, cria le journalier en s’éloignant d’un pas rapide… Ne courez pas trop vite…

Les enfans ne l’entendaient plus qu’il leur parlait encore en élevant la voix pour éloigner autant que possible la frayeur qui commençait à l’envahir à son tour ; mais il avait beau faire, la peur était en lui. Sa lanterne, qui éclairait fort mal, projetait sur les buissons des lueurs blafardes et découpait sur les flaques d’eau des ombres bizarres. Enfin, comme il se baissait pour ramasser le fil et le sabot restés dans une ornière, la lumière bleue dont les enfans avaient signalé l’apparition se montra à ses yeux Le pauvre homme poussa un cri, laissa tomber dans la boue sa lanterne, qui s’éteignit aussitôt, et roula tout de son long sur le bord d’un fossé en poussant un cri de terreur.

— Holà ! père Gambille, s’écria une voix flûtée que le pauvre vieillard à moitié mort de peur reconnut pour être celle du tisserand Jagut, qu’est-ce qui vous prend donc ? Avez-vous bu un coup de trop ce soir ? Où diable avez-vous été vous jeter là, les quatre fers en l’air ? Donnez-moi la main, que je vous aide à regagner votre logis…

— Vous ne l’avez donc point vu, vous ? demanda Gambille en se relevant avec effort.

— Qui ça ? reprit le tisserand.

— Mais le farfadet, l’Eclairoux, qui brillait rouge comme flamme et montait dans le ciel plus haut que ces peupliers du bord de l’eau.

— Tenez, père Gambille, répliqua Jagut, qu’une assez longue station au cabaret rendait plus courageux qu’à l’ordinaire, je ne crois point à ces bêtises-là… J’ai vu souvent, le soir, des petites lueurs bleues et rouges danser sur l’herbe des prés ; il y en a qui en ont peur, et moi, ça m’amuse… Quant à celle de ce soir, m’est avis que ce n’est ni le farfadet, l’Eclairoux… Il y a des conscrits réfractaires cachés dans les bois là-bas, et je parie que ce sont eux qui font des signaux à ceux des autres communes. Vous devez bien en savoir quelque chose, vous, père Gambille. Le dernier de vos fils, Charlot, n’en est-il pas ?

— S’il en est, je n’y suis pour rien, répondit le vieillard. Partir pour partir, il a mieux aimé battre le pays et se cacher de ferme en ferme que d’aller faire le coup de fusil en Afrique… C’est son idée !