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Peut-être M. Disraeli voulait-il échapper à cette contradiction, lorsqu’il a cherché par une motion neutre sur le fond des choses, et qui n’avait d’importance qu’au point de vue de la procédure, à obtenir que la discussion du traité fût séparée de la discussion du budget et eût la priorité. Cette motion de M. Disraeli a donné lieu à un court, vigoureux et brillant débat. Avec ce culte des précédens qui tient une si grande place dans la vie publique anglaise, on a cherché des deux côtés à prouver que l’on avait, pour le procédé de discussion que l’on recommandait ou que l’on suivait, l’exemple de M. Pitt et de la marche que ce ministre avait adoptée en 1787 pour la discussion du fameux traité de 1786. Ce débat archaïque a ramené de curieuses réminiscences. Peu s’en fallait en effet que le grand ministre dans lequel s’est plus tard incarnée, aux yeux de l’opinion, la haine de l’Angleterre contre la France, en 1787, cinq ans seulement avant le commencement de la lutte acharnée des deux peuples, ne vît dans son habile traité de commerce la garantie d’une paix perpétuelle, et Fox au contraire, celui qui devait être bientôt le champion loyal des généreuses promesses de notre révolution, lord Grey, qui plus tard devait inaugurer, après l’avoir défendue si longtemps, l’alliance libérale des deux peuples, déclaraient d’un ton prophétique qu’entre l’Angleterre et la France l’inimitié et la guerre seraient éternelles. Ces preuves de l’incertitude des jugemens humains et des contradictions violentes et imprévues que rencontrent les desseins politiques les mieux concertés sont toujours opportunes, et refroidissent à propos l’enthousiasme immodéré, ou redressent les défiances excessives. Constatons au moins à l’honneur de notre temps qu’aucune voix hostile ne s’est élevée contre la France dans le parlement anglais à propos du traité de 1860. L’expérience amassée depuis 1787 n’est point perdue pour nos contemporains d’Angleterre.

Quoique le succès parlementaire fût hors de question, surtout depuis le vote relatif à la motion qui avait donné 63 voix de majorité au ministère, M. Disraeli n’en a pas moins bravement soutenu la lutte contre le budget de M. Gladstone. Cette persévérance dans la discussion, même contre toute chance de victoire, est une des belles et solides qualités que montrent dans la vie publique les hommes d’état anglais. Ce mérite, qui tient plus au caractère qu’au talent, n’a que trop souvent manqué dans l’opposition à nos chefs parlementaires ; M. Disraeli en est doué au suprême degré. Son application, son esprit de tacticien, son imagination, son ironie, sa parole vive et passionnée, sont toujours au service de sa cause, et il pourrait s’attribuer cette belle devise d’un de nos philosophes : « Ce qui importe, ce n’est pas le succès, c’est l’effort. » Ce qui fait que l’opposition est nécessaire dans une saine organisation politique, et qu’un chef d’opposition peut jouer un rôle aussi méritoire et aussi utile à un grand pays que celui d’un chef de pouvoir, c’est que les principes politiques sont presque toujours incomplets et ont besoin d’être rectifiés par des principes contraires, c’est que les intérêts politiques sont complexes et variables, et que les événemens politiques, essen-