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— Va, lui dis-je, tu n’es plus notre ennemi. Tu auras un beau château, un beau parc, de beaux chevaux pour te distraire dans ton exil.

L’émir à ces mots devint grave. Sa figure prit une expression de dédain. Puis, prenant un foulard de coton de quinze sous qu’il avait, comme tous les Arabes, noué à la ceinture : — Tiens, me dit-il en se penchant vers les barreaux de la fenêtre de sa prison, tu me remplirais ceci de toutes les pierreries de l’Orient, que je les jetterais dans ce gouffre (il montrait la mer). J’ai stipulé pour ma liberté, et Lamoricière m’a envoyé son sabre. Qu’avais-je à faire de son sabre ? J’avais sa parole, et je pensais que la parole d’un général français valait mieux que son épée.

De ce moment l’émir ne parla plus, et resta plongé dans une mélancolique rêverie, jetant ses regards vers le sud, où le reportaient ses tristes pensées. Mes yeux s’arrêtèrent alors sur son jeune fils, âgé de neuf ans, — l’âge d’Annibal lorsqu’il accompagnait à la guerre son père Amilcar. L’enfant, vêtu d’un burnous bleu-de-ciel, avait l’air maladif. Je lui offris des bonbons. Il les prit dans sa main. Au bout de quelques minutes, une forte odeur de caramel se répandit dans la chambre. Le petit Jugurtha avait jeté les sucreries de l’infidèle dans le feu qui servait à faire le café que nous offrait l’émir. J’admirai ce trait de l’enfant numide ; je l’aurais volontiers embrassé, si je n’avais craint de blesser la susceptibilité du père, qui, plongé dans ses réflexions, gardait un morne silence. Je me retirai bientôt, profondément ému de cette entrevue, et me souvenant surtout d’un trait caractéristique : c’est que la seule pensée qui pendant cette causerie eût un moment distrait l’émir prisonnier de son immense tristesse était le souvenir d’un combat de cavalerie et de cinq chevaux tués sous lui.


II

Les campagnes de 1840 montrent quel emploi on fit de la cavalerie régulière dans un des momens les plus critiques de notre guerre contre l’émir. En remontant vers ces souvenirs déjà lointains, mais que notre armée ne saurait trop méditer, j’ai peut-être réussi à prouver combien pèse à nos corps réguliers de cavalerie le rôle secondaire auquel ils se voient condamnés, quand ils n’ont pas à leur tête un chef spécial. L’occasion pour eux est dans le génie de celui qui les commande. La dernière grande charge de cavalerie est, on le sait, celle de Waterloo. Ney en assuma toute la responsabilité, et on lui a reproché d’avoir engagé toutes ses forces, sans aucune réserve pour la fin de cette funeste journée. L’histoire justifiera Ney.