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le long d’un torrent qui bondit dans un lit profond de calcaire bleuâtre et qu’ombragent de magnifiques ceibas ou fromagers aux troncs tout cicatrisés de coups de hache[1]. La nuit tomba, et dans l’obscurité je ne sus pas découvrir le sentier qui mène au village de la Chorrera, où le beau-frère du vice-consul français se fût empressé de me donner l’hospitalité. Je marchai toujours dans l’espérance de trouver une cabane, et j’arrivai enfin auprès d’une large rivière que j’entendais mugir sur les rochers sans pouvoir la distinguer autrement que par ses nappes d’écume. Cette rivière est la Rancheria, la même qui plus loin décrit un vaste demi-cercle dans les plaines de la Goajire, et va se jeter dans la mer, près de la ville, sous le nom de. Rio-de-Hacha. Je ne pouvais songer à passer dans l’obscurité ce large torrent, dont je ne distinguai pas même l’autre bord, et je m’étendis sur une plage de sable blanc. Jamais peut-être je n’ai passé de nuit plus agréable. Quand je me réveillai, les nuages s’étaient dispersés, les étoiles brillaient au ciel ; entre les branches qui s’entrelaçaient au-dessus de ma tête, je voyais resplendir la lumière tranquille de Jupiter ; derrière les rochers qui se dressent de l’autre côté du torrent, les astres disparaissaient l’un après l’autre. Bientôt le ciel se revêtit d’une légère teinte rose, et je vis graduellement jaillir de l’obscurité tous les détails d’un charmant paysage dans sa plus fraîche toilette du matin ; à mes pieds, l’eau tourbillonnait au milieu des rochers et se brisait en écume ; sur la rive opposée, les hauts palmiers s’épanouissaient au-dessus des caracolis touffus ; au-dessus de la forêt apparaissait un rempart à pic, haut de cent mètres, et tellement uni qu’on l’eût dit taillé par la durandal d’un autre Roland ; à l’ouest, la rivière, encore recouverte des ombres de la nuit, semblait sortir d’un gouffre noir, tandis qu’à l’orient des flèches de lumière perçaient l’arcade de verdure formée par les arbres penchés, et les flots tumultueux, éclairés par l’aurore, semblaient courir vers les nuages pourpres de l’horizon comme pour se confondre avec eux. Tout en admirant ces magnificences du paysage, je sautais de rocher en rocher et je luttais contre la violence du courant. J’arrivai à l’autre bord sans autre accident que la perte d’un livre de statistique sur les finances néo-grenadines ; je ne m’arrêtai pas longtemps à lui donner des regrets.

La muraille de rochers qui s’élève au-dessus de la rive droite de la Rancheria doit évidemment sa forme actuelle aux vagues d’un lac ou d’un fleuve qui venaient en frapper la base : c’est une ancienne falaise, ainsi que le prouvent les escarpemens, les grottes, les terrains

  1. Le suc vénéneux de cet arbre est employé par les pêcheurs ; ils le versent dans l’eau de la rivière pour étourdir les poissons, qu’on peut ensuite recueillir à la surface.