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Espagnols, et de brigands se sont faits agriculteurs. Tels qu’ils sont, ils pourraient servir de modèles à d’innombrables créoles, auxquels le travail n’a jamais inspiré que l’effroi.

Deux jours après avoir quitté M. Dangon, j’atteignis un soir le misérable village de Corral-de-Piedra, et je demandai l’hospitalité dans une maison où, quelques années auparavant, le fils du célèbre minéralogiste allemand Karsten avait passé plusieurs jours. Je parlai à mon hôte de la belle plantation que je venais de voir. « Bah ! répliqua mon hôte en levant les épaules. Come el señor Dangon mas platanos que io ? (M. Dangon mange-t-il plus de bananes que moi) ? Je suis aussi riche que lui, puisque je puis manger et faire l’amour à mon aise. »

Les derniers jours de mon excursion furent remplis d’aventures. Je restai deux grands jours égaré dans les montagnes de Marocasa, à l’angle oriental de la Sierra-Nevada ; je passai deux nuits sur le sol en proie à des légions de garrapatos ; j’eus à franchir divers torrens fougueux dont les eaux me renversèrent plus d’une fois et me roulèrent à travers les roches ; plus loin, je souffris de la faim et de la soif, et je fus trop heureux de rencontrer une famille de lépreux qui voulut bien partager ses bananes avec moi et me laisser boire dans l’écuelle commune. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était l’idée de ne pas être exact au rendez-vous que j’avais pris avec el señor Alsina Redorido. Grâce à une marche forcée, je parvins toutefois à franchir la cuesta Dieguita vers la fin du jour convenu, et, longeant le bord d’un torrent, j’arrivai à l’heure de minuit devant la porte de la plantation. Je frappai, pas de réponse ; j’essayai d’ouvrir, pas de clé. Il ne me restait qu’à m’étendre devant la porte et à dormir de mon mieux sur les cailloux. Le lendemain, en repassant à Treinta, je fis part de mon équipée au señor Alsina, qui ne songea même point à s’excuser, tant ma naïveté lui sembla prodigieuse ! Les formules de courtoisie, les phrases banales d’étiquette, les promesses gracieuses faites sans aucune intention de les tenir sont une des plaies des sociétés où l’influence castillane se fait sentir. Les étrangers qui ne sont pas initiés à cet absurde verbiage de politesse se croient environnés d’hommes faux et perfides qui ne savent prononcer une parole sans mentir. On raconte du général Bolivar qu’il avait l’habitude de recruter sa cavalerie en prenant au mot ceux qui abusaient des formules courtoises. — Que hermonos caballos ! disait-il en voyant des chevaux qui lui faisaient envie. — Son todos à la disposition de Vmd, s’empressaient de répondre les propriétaires. — Muchas gracias ! — Et le général Bolivar donnait l’ordre à un soldat d’emmener les montures.


ELISEE RECLUS.