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il faut faire avant tout dans les événemens la part qui revient à l’audace ou au génie du chef. La flotte que commandera un Suffren ou un Nelson aura les mômes raisons de vaincre que l’armée qui verra à sa tête un Napoléon ou un Frédéric. Le secret de ses triomphes ne sera pas seulement dans sa force intrinsèque ; il faudra le chercher d’abord dans les inspirations auxquelles il lui sera donné d’obéir. En dehors de ces influences souveraines qui ont fait tour à tour pencher en notre faveur ou en faveur de nos ennemis la balance des combats, on doit beaucoup attendre d’une armée ou d’une flotte manœuvrière dans laquelle tous les mouvemens commandés s’exécuteront sans trouble, que l’ennemi ne surprendra jamais en défaut, et qui, soit qu’elle avance ou qu’elle se retire, présentera toujours à ses adversaires une force compacte et un front imposant[1].

Je ne cacherai point ma prédilection pour la guerre d’escadres ; toute autre guerre me paraît de nature à livrer nos côtes aux insultes de l’ennemi, à lui sacrifier, dès le début des hostilités, notre commerce, à conduire enfin notre marine, par une succession de désastres partiels, à une destruction rapide et inévitable. Bien loin de concéder que ce genre de guerre ait été de tout temps funeste à la marine française, je soutiendrai au contraire que la guerre d’escadres est la seule que nous ayons constamment faite avec succès. Quand l’embarras de nos finances ou la défaillance de l’esprit public est venue nous contraindre d’y renoncer, nous n’avons plus connu que des revers. Quelques faits d’armes glorieux, d’héroïques résistances ne suffisent pas pour détruire la vérité de cette assertion. Je laisse à dessein de côté les guerres de la révolution, où le premier effet de nos discordes civiles fut de priver nos flottes de leurs officiers : je ne veux m’occuper que des temps plus heureux où des circonstances exceptionnelles n’avaient pas à l’avance consacré l’ascendant de l’ennemi. De 1676 à 1782, la marine française a livré

  1. Le seul conseil que lord Cochrane prétende avoir reçu de l’amiral Nelson lorsqu’il eut l’honneur de lui être présenté en 1799 à Païenne, et qu’il lui fut permis d’interroger le vainqueur d’Aboukir sur la meilleure manière de combattre les Français, se résume en quelques mots qui semblent une protestation d’une rare véhémence contre les lenteurs de la tactique : « Pas de manœuvres ! eût dit, s’il faut en croire le comte de Dundonald, le bouillant amiral anglais, allez droit à eux ! — Never mind manœuvres, always go at them. » C’était aussi l’avis de l’amiral Harvey, un de ces rudes capitaines de Trafalgar qui avaient appris de leur chef le mépris d’une stratégie que l’infériorité de notre instruction militaire avait rendue a cette époque, je l’avouerai, à peu près superflue ; mais je ne craindrai pas de demander à lord Cochrane lui-même, de tous les officiers anglais le mieux doué assurément pour mettre à profit les leçons de Nelson, s’il croirait le conseil qu’il reçut à Palerme bon encore à suivre aujourd’hui.