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mais la disposition des groupes, la distribution savante du clair-obscur dénotent un artiste maître de son talent à un tel degré qu’il faut le témoignage précis des biographes et surtout l’absence dans les têtes de femmes de cet air de famille, de cette ressemblance à un type unique, emprunté, a-t-on dit, à la race milanaise, type qu’il n’adopta que beaucoup plus tard, pour rapporter cet ouvrage remarquable à son premier séjour à Florence.

Avec l’Adoration des Mages se termine la série des œuvres qui occupent les dix ou douze premières années de sa vie d’artiste. Sans en préciser la date, on suppose qu’il avait fait pendant cette période un court séjour à Rome, où il aurait exécuté, dans l’église de Saint-Onuphre, la belle fresque représentant la Vierge avec l’Enfant et le Donataire, que le style ne permet guère de rapporter à une autre époque[1]. Il partageait son temps entre les études les plus sérieuses et les distractions de toute sorte, et il n’est pas probable qu’il soit tout à fait innocent des plaisanteries d’un goût douteux que Vasari s’est plu à rappeler. Sa curiosité était insatiable, tout ce qui prêtait à l’observation lui était bon. Il fréquentait les marchés et les tavernes, accompagnait les condamnés au supplice, ou bien rassemblait chez lui des paysans qu’il faisait boire outre mesure. Il leur racontait alors les histoires les plus risibles, et profitait de leur ivresse pour noter leurs gestes et leurs contorsions. De là sont nées toutes ces têtes d’expression et ces caricatures dont la plupart ont été souvent gravées ; les unes révèlent une profonde connaissance du cœur humain et offrent un véritable intérêt, les autres ne sont que des figures grotesques. L’art n’occupait pas seul Léonard pendant ces années de première jeunesse ; sa riche nature lui permettait de braver les fatigues et les plaisirs. D’une beauté et d’une force peu communes, poète, bon musicien, habile à tous les exercices du corps, il était recherché par cette société florentine si brillante sous les premiers Médicis. Sa nature sympathique, humaine et facile plaisait à tous ; son esprit, sa gaieté, sa libéralité avaient laissé de tels souvenirs à Florence que Vasari, malgré la rancune qu’il lui gardait de s’être posé en rival de Michel-Ange, en parle ainsi : « Tous les cœurs étaient à lui, tant il avait de prestige et de charme dans sa conversation ! Ne possédant presque rien et peu assidu au travail, il eut toujours des domestiques, des chevaux qu’il aimait par-dessus tout,

  1. Il se pourrait cependant que cette fresque n’eût été exécutée que beaucoup plus tard, pendant un séjour que Léonard fit à Rome vers 1504 Gaye, Carteggio, t. II, p. 89, Pinturicchio, ami et collaborateur du Pérugin, très lié avec Léonard, peignait alors l’abside de Saint-Onuphre. L’influence de Pinturicchio et une sorte de déférence vis-à-vis de l’un des maîtres de l’école d’Ombrie expliqueraient les particularités de style qui embarrassent dans cet ouvrage.