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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/660

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REVUE DES DEUX MONDES.

qu’il peut asservir. Vivre ! n’est-ce pas le grand souci et presque le seul objet de l’immense majorité des hommes ? Nous mangeons les animaux, les animaux se mangent entre eux. La baleine, chaque fois qu’elle ferme ses larges mâchoires, engloutit des milliers de mollusques, de crustacés et de zoophytes. « Nous voyons, dit M. Darwin, la nature brillante de beauté, et souvent nous y apercevons en abondance tout ce qui peut servir à nourrir les êtres ; mais nous ne voyons pas ou nous oublions que les oiseaux qui chantent paresseusement autour de nous vivent principalement d’insectes ou de graines, et sont ainsi toujours occupés à détruire ; nous oublions comment ces chanteurs, leurs œufs ou leurs nids sont détruits par des oiseaux ou des bêtes de proie ; nous ne nous rappelons pas toujours que la nourriture que nous voyons aujourd’hui abondante ne l’est pas dans toutes les saisons. Quand on dit que les êtres luttent pour vivre, il faut entendre ce mot dans le sens le plus large et le plus métaphorique, y comprendre la dépendance mutuelle des êtres, et, ce qui est encore plus important, les difficultés qui s’opposent à la propagation. Dans un temps de famine, on peut dire que deux carnassiers sont en lutte pour obtenir de quoi soutenir leur existence ; mais on peut dire aussi que la plante jetée au bord du désert lutte pour vivre contre la sécheresse. Un arbuste qui annuellement donne un millier de graines, sur lesquelles une seule en moyenne vient à maturité, lutte en réalité contre les plantes de la même espèce ou d’espèces différentes qui déjà couvrent le sol. »

Il est souvent très difficile de discerner les causes qui, en certains lieux, arrêtent le développement d’espèces particulières : quand elles ne trouvent point d’obstacles, on voit ces espèces se propager avec une merveilleuse rapidité. Les animaux domestiques importés en Australie et dans les grandes plaines de l’Amérique du Sud s’y sont multipliés dans une proportion presque incroyable. Peu d’années ont suffi à certaines plantes européennes acclimatées dans l’Inde anglaise pour se répandre depuis le cap Comorin jusqu’à l’Himalaya. Cependant les espèces ne sont ni toutes, ni toujours aussi favorisées : il s’établit dans chaque province géographique une façon d’équilibre entre tous les membres de la faune et de la flore ; cet équilibre est dérangé par des accidens climatériques, des épidémies, des émigrations ou des immigrations, mais il tend sans cesse à se rétablir. Des rapports plus intimes, plus resserrés que les mailles du tissu le plus fin, relient entre elles toutes les parties de la création. Cette dépendance met chaque être à la merci non-seulement des circonstances physiques qui l’enveloppent, mais des événemens qu’entraîne la compétition perpétuelle de tout ce qui est vivant. La nature prononce son vœ victis avec une inflexible sérénité : heureuses