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garde ! Ce n’est pas votre libre choix qui vous a poussé vers le théâtre, c’est un hasard heureux, dû à l’étoile favorable qui vous protège. Vous êtes un poète de naissance ; mais au théâtre vous êtes un parvenu, et la situation des parvenus est toujours pleine de périls. Ne prenez pas ce mot en mauvaise part. On est un parvenu toutes les fois qu’on change avec succès de sphère d’action et qu’on réussit dans un monde pour lequel la fortune ne semblait pas vous avoir fait. Les patriciens de Gênes étaient des parvenus le jour où, après une action d’éclat, reçus fraternellement dans les rangs des fiers plébéiens de leur république, ils s’entendaient dire : « Pour cette action, il mérite d’être des nôtres. » Dilettante de race, M. Feuillet est donc un parvenu pour la société des auteurs dramatiques. Parvenu, il est fort bien de l’être, à deux conditions pourtant : la première, c’est qu’on ne gardera ce nom qu’un instant, qu’on sera dans le nouveau milieu où l’on est entré comme si on était né pour lui, qu’on ne se sentira pas embarrassé de sa nouvelle fortune ; la seconde, c’est qu’on n’oubliera pas son origine et qu’on n’aura fait, en changeant de sphère, qu’agrandir ses moyens d’action et de pensée, le seul avantage de la situation d’un parvenu étant d’être de deux mondes au lieu de n’être que d’un seul, et de pouvoir combiner ainsi les moyens d’action de deux races d’hommes différentes. M. Feuillet se sent-il capable de remplir ces conditions ? S’il me répond oui, qu’il persévère dans sa carrière dramatique ; s’il me répond non, ou si même il hésite, qu’il y renonce, et qu’il rentre dans ses domaines privilégiés.

Le drame de M. Feuillet, je commence par le dire, est ingénieux, bien combiné, parfois émouvant. L’auteur a mis évidemment tous ses soins à bien faire, il s’est interrogé longtemps, il a souvent recommencé ses calculs et repris ses mesures. Ces premiers hommages une fois payés à l’auteur, nous pouvons engager librement la conversation. M. Feuillet veut-il connaître l’impression générale que sa pièce a faite sur moi ? Je vais m’expliquer par images. En sa qualité de poète, il doit comprendre le langage des fleurs, il saura donc interpréter la signification du selam que je lui envoie. La Tentation est, ainsi que je l’ai dit, une combinaison de la Crise, du Cheveu blanc et du Pour et le Contre, en sorte que la donnée de cette pièce n’est autre que la donnée favorite de ses anciens proverbes, agrandie et augmentée de manière à répondre aux exigences de l’optique et de l’acoustique théâtrales. M. Feuillet, portant sur la scène son Spectacle dans un fauteuil, me fait l’effet du propriétaire d’un parc charmant qui aurait eu l’obligeante fantaisie d’en ouvrir les portes au public. Longtemps ce parc avait été fermé, et avait gardé toute sa poésie, tout son mystère. Nul visiteur banal n’en troublait la solitude, et le propriétaire lui-même, comme pour mieux jouir de son silence, évitait d’y errer pendant les heures brûlantes de la journée, et ne s’y promenait qu’aux heures qui portent à la rêverie ou qui font savourer le bonheur, aux fraîches heures de la matinée et aux heures du crépuscule. Ce parc ne s’ouvrait que pour quelques amis privilégiés, tous aptes à comprendre le charme de la nature redressée avec art, la science des jardins, à sentir la poésie spéciale d’un groupe d’arbres, d’une allée s’ouvrant à propos, tous connaisseurs capables d’apprécier les détails de la nature, à peu près comme certains gourmets sont capables de commenter les parfums des différens sorbets glacés. S’il se rencontrait