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trop circonscrites pour que l’idée vînt aux citoyens eux-mêmes de se réunir. Les premiers clubs qui se formèrent à Londres, dans un siècle qu’on a appelé l’âge d’or de la poésie anglaise, furent des clubs littéraires. Le plus anciennement connu se réunissait, dans une vieille taverne à l’enseigne de la Sirène (Mermaid), qui se trouvait dans Friday-street (la rue du Vendredi)[1]. De cette société, sir Walter Raleigh était le fondateur. Jamais homme n’étonna plus son temps par son esprit, son éloquence, ses voyages, ses aventures chevaleresques, sa fastueuse élégance et sa fin tragique. La tradition veut que dans cette même taverne de la Sirène on ait mangé les premières pommes de terre que Walter Raleigh avait introduites d’Amérique avec le tabac. Les autres principaux membres du club étaient Shakspeare, Ben Jonson, Francis Beaumont et John Fletcher. Les Anglais regrettent, et avec raison, que de telles conversations entre de tels hommes soient à jamais perdues ; mais si les murs ont des oreilles, ils ont peu de mémoire, et ceux de la vieille taverne sont d’ailleurs tombés depuis longtemps. Deux monumens peuvent seuls nous donner une idée de ce qui se disait à la Mermaid, des éclairs de génie qui ont brillé sous ces plafonds enfumés, et qui ne sont point venus jusqu’à nous : l’un est une épître de Beaumont, dans laquelle il parle avec enthousiasme de ce club, qui avait déjà cessé d’exister[2] ; l’autre est un trop court récit de Thomas Fuller[3], qui avait été témoin des combats d’esprit entre Shakspeare et Ben Jonson. Il compare maître Jonson à une grande galère espagnole, fortement bâtie en savoir, solide, mais lente dans ses mouvemens, Shakspeare au contraire à un navire de guerre anglais (man of war), inférieur en taille à son rival, mais plus fin voilier, qui savait tourner toutes les marées et tirer avantage de tous les vents, tant son esprit était prompt et inventif.

  1. Je dois pourtant faire observer que le mot club ne se trouve ni dans les ouvrages de Shakspeare ni dans ceux de ses contemporains. La chose existait avant le nom. Ce nom ne se rencontre pour la première fois que chez les essayists du temps de la reine Anne. Il parait dériver du verbe saxon cleafan, diviser, « parce que, dit le savant étymologiste Skinner, les dépenses se divisent par portions égales entre les confrères. »
  2. « Quelles choses, s’écrie-t-il, avons-nous vu faire à la Sirène ! Quelles saillies ardentes et pleines d’une flamme subtile avons-nous entendues ! On eût dit que chacun avait résolu de mettre tout son esprit dans un bon mot, au risque de rester un sot tout le reste de sa triste vie. Là a été dépensé assez de verve pour justifier toute la ville de parler follement pendant trois grands jours. Et quand notre société s’est évanouie, nous avons laissé derrière nous un air qui à lui seul était capable de donner de l’esprit aux réunions qui nous ont succédé. »
  3. Le docteur Thomas Fuller (1608 à 1661), auteur d’un livre curieux intitulé The Worthies of England, où il traite des antiquités populaires, des traditions, des histoires locales et de la vie des hommes célèbres. Les Anglais l’appellent « le grand écouteur. » C’est en effet avec de conversations qu’il a réuni les élémens de cet ouvrage, mélange d’anecdotes, de souvenirs et de notes biographiques.