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vie. C’est là qu’une nuit il offrit son bras à une dame de qualité pour l’aider à traverser la rue, et que la dame lui offrit un shilling, le prenant pour un watchman. C’est aussi dans ce quartier de la ville que, vieux et accablé de maladies, il rencontra, par une nuit froide et humide, une pauvre fille aux pieds nus qui gisait à terre plus qu’à demi morte. Il la prit dans ses bras, la chargea sur son dos, la porta dans sa maison, la coucha dans son lit sans craindre le scandale et lui rendit la santé. Sa force était athlétique : un jour qu’il marchait dans la rue, il enleva du dos d’un portefaix, dans un moment de distraction, un lourd fardeau qu’il transporta ensuite à quelque distance. Le portefaix se fâcha d’abord ; mais à la vue de l’imposante stature de Johnson il s’arrêta tout court et jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de reprendre sa charge sans mot dire. Excellent cœur, esprit robuste, entier, candide, bourru, véhément, le docteur personnifiait les défauts et les qualités de sa race : je ne m’étonne donc point de la tendresse des Anglais pour la mémoire de ce grand critique, ni de l’influence qu’il exerça sur son temps. Les membres de son club étaient des marchands, des libraires, des médecins et des ministres dissidens. Là, tandis que le beef-steak sifflait et chuchotait sur le gril, Johnson se livrait avec une ardeur vaillante à la discussion et à la controverse. Il discourait de tout et à propos de tout avec l’autorité que lui donnaient une science incommensurable, une abondance de paroles qui ne pouvait être comparée qu’à un fleuve, et une âpreté de saillies qui déconcertait ses adversaires. Déterminé à n’être jamais battu, il disputait plutôt pour la victoire que pour la vérité. Esprit rompu au paradoxe, il soutenait un jour avec un ton de solennité que le bien dominait ici-bas ; le lendemain, il défendait non moins vivement la thèse contraire. Debout dans un cercle d’auditeurs, il s’élançait avec férocité sur son antagoniste, qu’il terrassait par tous les moyens ; mais quand il était sorti de la mêlée, il se repentait de sa victoire et disait tout haut devant son adversaire : « Il avait raison, et j’avais tort. » Une année avant sa mort, le docteur eut l’idée de réorganiser ce club qu’il avait fondé dans sa jeunesse quand, à son grand regret, il apprit que le propriétaire n’était plus de ce monde, et que la maison était fermée[1].

La réunion d’Ivy Lane fut éclipsée par le fameux club que le même Johnson fonda en 1764. Ce dernier se tenait à la Tête-du-Turc (Turk’s Head), dans Gerrard-street, Soho, la rue où avait demeuré Dryden. L’idée du nouveau club avait été mise en avant par sir

  1. Samuel Johnson dit qu’il faut entendre par club « une assemblée de bons camarades (good fellows), se réunissant sous certaines conditions. » Quoique assez vague, cette définition est encore la meilleure qu’on ait donnée jusqu’ici ; mais je dois prévenir qu’elle ne s’applique qu’aux anciens clubs.