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ne m’empêche de me figurer que je suis Lucullus, le marquis de Westminster, ou tout au moins M. de Rothschild. Je me trouve aussi riche qu’eux, puisque je commande à toutes les profusions du luxe, et plus heureux qu’eux-mêmes, étant entouré de domestiques, de majordomes, de laquais que je n’ai point à payer ni à surveiller. Je jouis de tous les avantages d’un maître de haute maison, sans en subir les inconvéniens et sans encourir aucune responsabilité. Mes ordres sont exécutés en un clin d’œil, comme si j’étais seul à servir. Un signe, et quelque grand diable galonné s’avance pour porter dans la boîte de la maison[1] la lettre dont je viens de cacheter l’enveloppe avec la cire du club. Mon cuisinier, un véritable Carême, que je n’ai point la peine d’avertir quand je dîne en ville, tient ses feux, ses broches et son peuple de marmitons à la disposition de ma volonté. Mon sommelier en chef, un fin connaisseur, qui a couru les ventes dans la matinée pour acheter à un bon prix les collections des amateurs de vin, — ce qu’il appelle leur bibliothèque, — désigne du doigt au garçon de cave la demi-bouteille qu’il me convient de déguster. Je dîne comme je veux, et selon mon appétit du jour, sans que ma frugalité provoque, comme dans les tavernes de Londres, la mine froide du maître d’hôtel, souvent même les dédains mal déguisés des garçons. Est-il une vie plus libre et plus comfortable que la mienne ? Ici, je jouis dès le matin d’une société choisie, et je converse à toute heure avec les personnes que j’aime sans être soumis au tourment des visites tout aussi désagréables à rendre qu’à recevoir. Il y a bien dans notre club, comme dans tous les autres, certains caractères aigres, sorte d’esprits chagrins que nous désignons sous le nom de bores. Comme ils tourmentent tout le monde, ils sont tourmentés à leur tour. On est libre de les laisser à l’écart ; mais pour moi j’estime que bien loin de rompre l’harmonie d’un club, ils concourent à lui donner le piquant de la variété, ainsi que les instrumens bourrus ou criards communiquent plus de relief à un concert. D’autres parmi nous se. donnent beaucoup de mouvement pour se pousser dans les comités. Comme je n’entends rien aux affaires, et que je n’ai jamais réussi à mener ma propre maison, je les regarde et les laisse faire volontiers ; j’applaudis même à leur ambition, quand je la trouve appuyée sur des connaissances spéciales, trop heureux, pour mon compte, de vivre sous un gouvernement domestique dont je contrôle les actes sans en supporter les charges. Pour apprécier la vie des clubs, il faut la quitter pendant quelque temps. L’année dernière, j’ai été passer la belle saison chez un de mes amis qui est un homme riche et qui aime le bien-être. Eh bien ! c’est chez lui que j’ai connu la pauvreté. La maison, l’ameublement, la société,

  1. Chaque club house a une sorte de bureau de poste à l’usage des membres.