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« Bohémien, voici la fenêtre. Joue-moi ton air le plus gai. Qu’elle n’apprenne jamais, la perfide, combien je souffre à cause d’elle ! »

Ces orages et ces douleurs des affections illégitimes remplissent une grande partie du recueil de 1844. Il était clair cependant que le poète ne s’y absorbait pas tout entier. À la rapidité de ses strophes, à l’accent énergique de son langage, on voyait que son âme pouvait rendre d’autres sons. Un noble esprit a flagellé récemment les chantres de la volupté, comme autrefois, en face du mouvement de la pléiade, Jacques de Thou et Régnier de La Planche condamnaient les poètes de Diane de Poitiers et dénonçaient leur influence corruptrice. On ne peut pas faire à Petoefi les reproches que M. Victor de Laprade adresse aux efféminés de notre temps :

Tu n’as rien entendu dans l’immense nature ;
Dieu ne te disait rien dans ta propre torture,
Et le tressaillement des peuples agités
Ne secoua jamais tes lourdes voluptés !


il n’y a rien de lourd, rien d’étouffant pour l’esprit, même dans les voluptés coupables qui inspirent trop souvent le poète hongrois. Son cœur veille, son esprit se défend. Au milieu des défaillances morales, il garde toujours un goût de la vie active qui éclate dans un cri, dans une image, dans un subit élan d’inspiration lyrique. Un tel homme, on le sent bien, peut choquer çà et là les esprits délicats ; jamais il n’exercera une influence énervante. Voyez-le aussi pendant les orgies de la taverne ; à l’heure même où sa raison succombe, il a encore des paroles viriles. «Quelle nuit ! s’écrie-t-il. Sur cette table autour de laquelle nous étions assis, ce fut une seconde bataille de Mohacs : le vin représentait les Turcs ; mes camarades et moi, nous étions les Hongrois. Morbleu ! nous nous sommes bien battus, surtout au moment où le roi, — c’est l’intelligence que je veux dire, — a été désarçonné par l’ennemi. Ah ! comme nous buvions à longs traits ! Veuille le destin nous réserver des jours aussi longs que nos longues rasades, et nous pourrons encore voir une époque de bonheur dans le triste pays des Magyars. » Ce souvenir de la patrie, ce ressentiment des publiques infortunes à travers les fumées de l’ivresse est un trait distinctif des premiers chants du poète. Quels que soient le sujet qui l’amuse et la débauche où il s’oublie, l’esprit hongrois est toujours là. Soyez sûrs que ces chansons de cabaret n’auraient pas enthousiasmé dès le premier jour toute la nation magyare, s’il n’avait été question ici que de l’amour ou du vin. Derrière l’étudiant amoureux et le comédien aviné, j’aperçois le Hongrois qui ne se connaît point encore lui-même. Ses compatriotes du moins le devinèrent au premier signe. Son esprit, sa verve, son ardeur belliqueuse, l’agilité de ce chanteur nomade, toujours prêt à