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puissant agent de l’unité, de la justice, du nivellement peut-être excessif qui nous distingue, et qu’elle a droit d’être jugée d’après cette grande fonction si longtemps remplie, et non d’après les vices et les travers de quelques individus.

Toutefois, comme cette sorte de partialité dans l’histoire devient assez commune, quelques considérations plus générales sur ce sujet ne seront sans doute pas inutiles. Il s’agit de justice, et à ce titre la question ne laisse point que d’avoir pour nous un intérêt fort direct. La justice envers les hommes d’autrefois n’est point du tout indifférente à nos destinées d’aujourd’hui. La justice de l’historien est un des grands intérêts publics, car l’histoire, c’est la patrie, et l’inique diffamation du passé est la discorde et la faiblesse du présent. La justice possède une force de conciliation qui, laissant à chaque individu, à chaque classe sa part d’honneur, et ne concédant à personne le monopole des mérites, éteint, en les expliquant, les querelles du passé au profit de l’avenir. L’historien n’a pas le droit d’écouter ses sympathies, de plaider pour sa race, pour sa profession, pour son parti. Et pourtant depuis Boulainvilliers, c’est-à-dire depuis qu’on a commencé à reconnaître dans notre histoire et à suivre de siècle en siècle une lutte de classes qui a son origine dans la conquête, et qui s’est perpétuée jusqu’à nous, une secrète partialité a toujours réfléchi sa teinte sur l’exposition des faits de ce grand drame ; les meilleurs esprits n’en sont pas tout à fait exempts. Chez d’autres, le réquisitoire ou le panégyrique est le fond même de ce qu’ils appellent l’histoire, et l’on voit trop souvent la polémique contemporaine, plus ou moins déguisée, remonter avec ses passions dans les temps écoulés, y altérer, sinon le matériel des faits, au moins leur proportion, leur mesure, leur caractère, supprimer ceux qui la gênent, faire grande place et grand jour à ceux dont elle veut tirer des argumens pour sa cause, de sorte que, tout en disant des choses vraies, on arrive ainsi à la plus fausse représentation de l’ensemble, et le lecteur sort de là rempli de haines rétroactives, d’admirations mal fondées et d’impressions troubles qui corrompent le jugement et sur les choses d’autrefois et sur celles d’aujourd’hui. Il est difficile sans doute de se détacher entièrement, dans l’intérêt austère de la seule vérité, des croyances auxquelles on appartient, du sang dont on est sorti. Lorsqu’on voit ses ancêtres, lutter pendant de longues générations pour s’affranchir, tant de lenteurs contristent : on voudrait les voir s’émanciper plus vite, même par de grands coups ; mais il faut que l’historien se corrige de ces illusions et de ces impatiences, le fruit de l’histoire est à ce prix. Il faut qu’il s’apprivoise à mettre le temps comme un élément nécessaire en toutes choses ; ni la nature ni l’humanité ne se développent par secousses. Il faut qu’il tienne compte de toutes les circonstances au milieu desquelles les hommes ont vécu, parce qu’ils y vivaient comme dans un élément qu’ils n’avaient point choisi, et sans pouvoir même en imaginer un autre. Ce n’est qu’en comprenant les nécessités des autres époques que nous