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les hommes les plus compétens. Un grand nombre de très bons juges espèrent sincèrement que, sous l’empire des mêmes lois civiles et en dépit des antipathies morales et religieuses, les deux populations pourraient arriver à se fondre jusqu’à ne se plus distinguer. D’autres pensent que les Arabes cultiveront toujours, sinon mieux, au moins à meilleur marché, les champs qui ont porté leurs pères, et qu’ils garderaient ainsi, soit comme fermiers, soit comme propriétaires, la tâche à peu près exclusive de la culture, tandis que les Européens, groupés dans les villes et répandus le long des cours d’eau, appliqueraient au commerce et à l’industrie les dons les plus rares de leur intelligence. Je connais enfin (et peut-être plus particulièrement) d’autres observateurs chez qui les mots de fusion des races et de civilisation des Arabes par voie politique et administrative n’éveillent, en dépit d’eux-mêmes, qu’un fonds d’incrédulité invincible, bien que douloureuse. Ce sont des obstinés qui persistent à penser, malgré les prodiges du progrès matériel qui nous environnent, que la destinée sociale des races dépend des idées qui gouvernent leurs âmes beaucoup plus que du cours qu’on donne à leurs intérêts. Aux yeux de ces gens, qu’on appellera si on veut songe-creux ou fanatiques, civilisation et christianisme sont liés ensemble comme le fruit tient à l’arbre, tandis que le Coran, en niant la liberté et en prostituant la famille, en détruisant le sentiment de la responsabilité morale et celui de la prévoyance paternelle, leur paraît avoir enlevé à l’homme les deux ancres par lesquelles, dans son rapide passage, il peut prendre solidement possession de la terre. Ces gens doutent par conséquent que même la substitution de la propriété individuelle à la propriété collective, si elle n’est accompagnée de quelques autres principes de régénération, suffise pour faire des disciples de Mahomet des paysans semblables à ceux de notre Europe chrétienne : ils craignent que quand il ne pourra plus errer, l’Arabe ne croupisse à la surface du sol, et ne finisse par se fondre et disparaître ; mais ce sont là des spéculations lointaines, qu’il faut remettre au jugement de Dieu et de l’avenir, et qui ne doivent en attendant détourner personne du but connu, raisonnable et pratique, très-nettement dessiné au bout de notre voie.

Ce but même, cette dissolution de la tribu et ce partage du territoire, c’est déjà un idéal, je ne veux pas dire un rêve assez loin de la vérité. Pour le moment, non-seulement le concours entre les deux races n’est pas ouvert, mais le contact n’est même pas établi : elles vivent côte à côte et coulent pour ainsi dire l’une près de l’autre sans se confondre, séparées par toute sorte d’entraves, dont l’interdiction d’acquérir faite aux Européens par le décret de 1851 n’est que la conséquence exagérée et l’expression légale, mais nullement la cause véritable. En réalité, c’est la tribu entière qui est imperméable