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pouvaient. L’œuvre de la transformation des tribus, toujours annoncée, toujours ajournée, jamais entamée, n’est nullement, dit-on, au-dessus de leurs forces, mais elle est contraire à leur intérêt. En sapant les bases de la société arabe, ils détruiraient du même coup le piédestal sur lequel ils sont élevés. Ils ne sont bureaux arabes que parce qu’il y a des Arabes. Or, le jour où il n’y aurait plus de tribus, il n’y aurait, à proprement parler, plus d’Arabes. Ils se suicideraient ainsi avec leur propre épée. C’est un acte d’abnégation qu’on attendra vainement d’eux.

Si l’objection est valable, elle l’est trop ; si l’argument porte, il va trop loin, car il pourra être opposé, juste avec la même autorité, à toute autre administration, soit civile, soit militaire, qui, s’étant instruite par les mêmes études que les bureaux arabes, et ayant acquis les mêmes aptitudes, se sera par là même pénétrée des mêmes intérêts. Je ne pense pas en effet que les plus grands ennemis de l’administration militaire, ceux qui pensent le mieux du frac et le plus mal de l’uniforme, aient assez de confiance dans la seule vertu des institutions civiles, pour vouloir confier la tâche ardue de la transformation de la tribu au premier sous-préfet venu, tout frais émoulu du conseil d’état, ou à un conseiller de préfecture débarqué d’hier de Bretagne ou d’Alsace. L’ordre de fonctionnaires aux mains desquels cette grave affaire doit être remise devra nécessairement s’y préparer par quelques études spéciales, ne fût-ce que celles de la géographie et de la langue. À moins de vouloir marcher à l’aveugle, au risque de tomber dans mille pièges et de s’embarrasser dans mille résistances inattendues, il faudra bien choisir, pour se guider, des gens qui connaissent le terrain et qui sachent où ils mettent le pied : c’est dire qu’il faudra se mettre en peine de créer sur nouveaux frais un nouveau corps d’administration spéciale, en quelque sorte des bureaux arabes civils qui auront la plume derrière l’oreille au lieu d’avoir l’épée au côté. Je vois très bien ce qu’on perdra à cet échange : du temps d’abord, et beaucoup de temps, car l’expérience ne s’improvise pas en un jour, et celle que possède aujourd’hui l’administration militaire a été aussi lentement acquise que chèrement payée ; de l’autorité ensuite, car sur des populations armées elles-mêmes jusqu’aux dents, l’épée est un signe de commandement dont le prestige sera difficilement remplacé, et s’il ne convient pas que dans la révolution à opérer la force joue le principal rôle, il est pourtant essentiel qu’elle apparaisse pour ainsi dire sur l’arrière-plan, pour prêter du poids aux paroles, du sérieux aux menaces, et au droit une sanction. En revanche, ce qu’on gagnerait est beaucoup moins clair, car à peine le nouveau corps administratif aurait-il acquis les connaissances privilégiées qui le rendraient propre au maniement des Arabes, qu’on pourrait le soupçonner aussi de vouloir assurer, au