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m’avaient déjà choquée : aujourd’hui elles me choquent encore plus, parce que je vois qu’elles prennent le dessus, et qu’un cœur si tourmenté ne serait ni heureux en ménage, ni capable de donner le bonheur.

— Elle a raison, Tonine ! dit Gaucher à sa femme. Sept-Épées n’est pas ce qu’il faut à une simple ouvrière. Je ne l’en estime pas moins pour cela : chacun a son plan sur l’escalier du monde ; mais j’estime aussi le bon sens de la cousine, qui veut un mari tout à elle, comme je suis tout à toi.

Quand les époux Gaucher et leur cousine furent rentrés à la Ville-Noire, Lise, se trouvant seule avec Tonine, vit qu’elle se retenait de pleurer, et la Laurentis, qui entra un moment après, le remarqua aussi. La Laurentis était une bonne femme, toute grasse et toute ronde, passablement fine dans les choses de cœur, et très fière de l’amitié de Tonine, qu’elle chérissait comme sa fille. — Savez-vous ce qu’elle a ? dit-elle à Lise. Je le sais moi, qui vous parle. Elle se fait du chagrin à cause de ce mauvais armurier qui est beau garçon, j’en conviens, et qui travaille dans l’acier comme un écureuil dans une noix… Mais après ? ça n’a pas de sentiment, voyez-vous, ces hommes de mérite ! ça n’aime que la gloriole et les écus, et si vous êtes autant que moi l’amie de Tonine, vous lui conseillerez de penser à un autre.

Tonine gronda la Laurentis et nia qu’elle eût de l’amour pour Sept-Épées ; mais, pressée par les tendres questions de ces deux bonnes amies, elle finit par avouer qu’elle l’avait aimé. — Et à présent tu l’aimes encore, dit la Lise, puisque la mère Laurentis dit que tu ne dors pas bien, et que souvent tu ne manges pas du tout ?

— À présent, reprit Tonine, je sens que c’est bien fini ! Cette fantaisie-là m’a quittée et reprise deux ou trois fois depuis un an, mais chaque fois je me suis fait une raison, car je voyais bien que je serais malheureuse avec ce jeune homme ; oui, malheureuse du plus grand malheur qu’il y ait peut-être pour une femme, celui de ne pouvoir pas rendre heureux et content celui qu’elle aime. Si je pleure dans ce moment-ci, c’est parce que vous m’y poussez en me disant que j’ai des peines, et vous avez tort. Rien ne rend lâche comme de se laisser plaindre. Est-ce que vous ne voyez pas tout ce que je surmonte quand je m’occupe des autres afin de m’oublier ? J’ai trouvé cette consolation-là, qui est grande, si grande qu’elle me donne du bonheur malgré tout.

— Peut-être bien, dit la Lise, que Sept-Épées a la même peine que toi, et qu’en vous expliquant encore une fois vous pourriez vous entendre.

— Non ! reprit Tonine, nous ne nous entendrions pas mieux, car