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Ce discours philosophique de la Laurentis, débité avec l’aisance d’une femme qui aimait à parler, mais qui ne parlait pas au hasard, parce qu’elle avait du cœur, fit beaucoup d’impression sur Tonine, et Lise s’y rendit entièrement.

— Je vois que vous êtes une femme de bon conseil, dit-elle à la Laurentis, et Tonine n’a pas tort de vous écouter. Ne parlons donc plus jamais de Sept-Épées. Puisqu’il veut qu’on l’oublie, oublions-le.

— Non ! répondit Tonine. Il a été mon camarade de jeunesse, et je prendrai toujours part à ses peines, s’il revient à penser que mon amitié y peut quelque chose ; mais je ne m’en tourmenterai pas plus que de celles des autres, et quant à l’épouser, le voulût-il encore, je ne reviendrai jamais sur ce que j’ai décidé.

Lise, bien assurée que tout était à jamais rompu entre l’armurier et la plieuse, ne fit pas d’objections à un entretien qu’elle entendit, peu de jours après, entre son mari et le père Laguerre.

Gaucher avait été interrogé par son patron, M. Trottin, le même qui avait été aussi pendant plusieurs années le patron de Sept-Épées. Il avait demandé de ses nouvelles, et il avait dit ensuite : — Que diable fait-il là-bas dans son désert ? Il devrait vendre cela, quand même il y perdrait, et revenir chez nous. Tâchez de l’y décider. Je ne lui en veux pas ; dites-lui que je le recevrai d’aussi bon cœur que s’il ne m’avait pas quitté un peu brusquement. C’est un garçon qui ne sait pas ce qu’il vaut et ce qu’il peut gagner dans un atelier. S’il m’eût consulté, au lieu de faire à sa tête, je l’aurais peut-être associé à mes bénéfices, et qui sait si je ne lui eusse pas fait faire un bon mariage ?

Ce dernier mot fit ouvrir l’oreille au parrain, à qui Gaucher rapportait le discours du patron. Ledit patron avait une fille qu’on appelait Mlle Clarisse, laquelle n’était ni belle ni laide, et passait pour un peu sotte, bien qu’elle eût été en pension à la ville haute et qu’elle portât des cages, ce qui faisait dire aux bourgeoises de vieille roche qu’elle ne manquait pas d’acier pour s’arrondir dans l’atelier de monsieur son père.

Mais son père se moquait bien des lazzis ; il avait cinquante mille francs placés en dehors de sa fabrique. Il avait donné dix mille francs de dot à ses deux aînées, Clarisse en aurait tout autant, et, comme le père songeait à se retirer à la ville haute, un gendre aussi capable que Sept-Épées de faire valoir l’usine, dont le produit augmentait toujours d’autant le capital de la famille, pouvait fort bien lui convenir. Cette idée plut beaucoup au parrain, qui voyait là le moyen de ramener son fils adoptif auprès de lui, et de le fixer pour longtemps, sinon pour toujours, à la ville basse. Gaucher fut chargé d’aller en causer avec Sept-Épées.