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général, indique à chacun dans quelle direction il doit chercher son quartier. Les khelassies ont marqué avec des cordes et des piquets chaque grande division de la cité improvisée. Telle on a quitté sa tente le matin, telle on la retrouve ; le mobilier est en place, vos serviteurs, vêtus de blanc, les bras croisés, vous attendent respectueusement. Après quelques ablutions indispensables, vous vous rendez à la mess-tent, où le dîner est servi, suivant toutes les lois de l’étiquette, dans la porcelaine et l’argent. La chère est peut-être un peu moins délicate qu’au Bengal-Club, mais si le khansamah (l’intendant pourvoyeur) n’est pas un maladroit à fustiger et à destituer sur place, vous aurez le curry, les steaks, les côtelettes, l’ale, le porter, voire les vins de France ou de Portugal, absolument comme si vous étiez l’hôte bien venu et bien traité de la ménagère la plus entendue. De la table, après une causerie émaillée de cheroots, vous regagnez votre charpoy, où votre valet de chambre vous enferme soigneusement sous le moustiquaire impénétrable ; demain, bien avant l’aurore, les bugles vous éveilleront ; vous quitterez frissonnant vos couvertures ; aux pâles clartés d’une bougie, vous avalerez une tasse de thé, vous allumerez votre cigare, et en route jusqu’au soir, sous le soleil, en pleine poussière !

Pour distractions, çà et là, quelque alerte, quelque panique. Les grass-cutters[1] (chargés d’approvisionner de foin la cavalerie) se sont éparpillés un peu loin. La peur les prend tout à coup ; ils se rabattent à grand train vers la colonne. Les sycees (valets d’écurie), les gens du bazar s’effraient à leur tour ; grand reflux d’hommes, de chevaux, d’ânes et d’éléphans, confusion, désordre, cris d’alarme : on annonce l’ennemi. « . — Si c’est bien réellement l’ennemi, que faire ? demande, étonné, le voyageur que nous connaissons, M. Russell. Comment les distinguer de nos propres hommes ? — Ne vous inquiétez pas pour si peu, lui répond son ami Stewart. Tirez sur tout cavalier vêtu de blanc et armé d’un sabre ; vous ne risquez guère de vous tromper. » Par bonheur, cette fois il n’y eut pas à dégainer. Les sowars ennemis battaient, il est vrai, la campagne ; mais ils n’en étaient pas à ce point d’oser se jeter sur l’armée dont ils observaient la marche.

Ceci se passait le 1er mars 1858, entre Oonao, qu’on avait quitté le matin, et Buntheerah, où l’on fit halte. Le 2, au lever du jour, sir Colin Campbell, à la tête d’un détachement, devançait la colonne et allait choisir dans les environs de Lucknow l’assiette du camp où il voulait s’établir. On n’avait plus qu’une journée de marche pour se trouver enfin devant la ville promise. En effet, le 3, de bonne

  1. Ils coupent l’herbe jusqu’à la racine avec un outil semblable au tranchet de nos cordonniers.