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attendaient l’ordre de marcher en avant. « Savez-vous pourquoi on nous fait languir ainsi ? » lui demanda le lieutenant Ingram, dont l’impatience semblait au comble. Peu d’instans après, arrivait l’ordre attendu, et presque au seuil de ce palais fatal où s’élançait le jeune officier, animé d’une ardeur fiévreuse, il allait tomber, frappé à mort.

Le correspondant du Times, dans cette bagarre périlleuse, marchait escorté de son fidèle compagnon « Pat Stewart. » Ce fut avec lui qu’évitant une barricade incendiée, où deux canons peut-être chargés montraient leurs gueules noires au milieu des flammes, il parvint, le long d’un mur crénelé, à une grande porte murée, dans laquelle un détachement de sapeurs venait justement de faire brèche. Le porche était encore encombré de briques et de gravois, mais en somme le passage était praticable. Une fois franchi, on se trouvait dans une des cours du Kaiserbagh. Au fond de cette cour, sous une porte intérieure percée dans le même axe, les sapeurs, lancés à toute course, disparurent comme l’éclair. « Attention ! disait un officier qui venait de rejoindre nos deux promeneurs… Tous ces appartemens qui entourent la cour sont encore pleins de cipayes… Je les vois,… je les entends… » Il n’y avait pourtant pas à reculer. Les trois curieux s’élancèrent sur la trace des sapeurs. Vingt balles se croisèrent sur leurs têtes, vingt autres rasèrent le sol à leurs pieds ; mais « hors d’haleine et mourant de rire, » ils traversèrent sains et saufs l’espace ouvert. La seconde porte donnait accès dans une autre cour garnie de statues, plantée d’orangers et d’arbustes en fleurs, bordée de palais italiens, — petit paradis où l’enfer déchaîné prenait ses ébats. Un peloton de soldats en uniformes rouges, à peu près formé en bon ordre, envoyait ses volées à un ennemi invisible. Tout le reste était tumulte et chaos.


« Tableau plus étrange et plus navrant ne se voit guère, — continue M. Russell, — mais il avait quelque chose d’enivrant. Figurez-vous des cours aussi vastes que Temple-Gardens ; tout autour d’élégans pavillons revêtus de stuc et d’or, dont les fausses fenêtres sont çà et là décorées de peintures à fresques, tandis que de vertes jalousies et des tendelets à l’italienne protègent le double rang des croisées où l’air et le soleil peuvent pénétrer. Des statues, des candélabres, des fontaines, des massifs d’orangers, des aqueducs, des kiosques recouverts en métal bruni occupent ces riches squares. Là, de tous côtés, dans toutes les directions, courent au hasard, avec de grands cris, soldats d’Europe, soldats indigènes, tirant aux fenêtres, d’où partent de temps en temps quelques mousquetades, quelques balles isolées. Devant chaque porte se presse un groupe ardent et avide qui cherche à l’enfoncer, tantôt à coups de crosse, tantôt en faisant sauter la serrure d’un coup de fusil. Quelques-uns de ces palais à colonnades, résidences des grands officiers de la couronne, ont déjà livré passage aux assiégeans, qu’on voit courir le long des corridors ; on s’y fusille encore de chambre en chambre. Des cris sauvages,