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d’or et d’argent dans un feu allumé tout exprès, afin de les réduire en lingots portatifs. Ils cassaient la porcelaine et le jade par pure fantaisie de destruction ; ils crevaient les tableaux et les lançaient par lambeaux sur l’ardent brasier. Les meubles servaient à l’alimenter. Peu à peu, une vingtaine de pillards se trouvèrent ensemble dans la cour envahie. La plupart étaient Anglais ; mais il y avait aussi quelques Sikhs. Plus d’une querelle s’élevait déjà, qui menaçait de mal finir. Les choses prenaient une physionomie de plus en plus sombre. Notre présence n’était d’aucune utilité, et comme un sapeur indigène vint justement à se montrer, nous nous emparâmes de lui pour faire transporter nos vases dans une autre cour. Tout s’y passait à peu près de même, mais elle était plus vaste, et dès lors on y courait moins de risques. »


Le Kaiserbagh était occupé, irrévocablement occupé ; mais on se battait encore dans les rues de Lucknow, et plusieurs points plus ou moins importans, sur la rive droite de la Goumti (le grand Imanbarra, la Muchie-Baoun, etc.), étaient encore occupés par les rebelles en force. Le, général Outram, établi dans le Badshahbagh, tenait fermé le pont de fer (le plus à l’est, le pont inférieur) ; mais le pont de pierre, situé à quelque cent mètres plus haut, était ouvert aux fuyards, qui s’y jetaient par milliers. Les batteries d’Outram leur envoyaient des boulets, et une fusillade bien nourrie se continuait dans cette direction ; encore eût-il fallu, pour rendre la journée plus décisive, enlever le pont de fer, passer la rivière, et se placer avec une partie de la division sur la route même des fugitifs, tandis que le reste, avançant à l’ouest, irait leur fermer le Stone bridge. Par cette manœuvre, que la situation des choses indiquait nettement, on aurait décimé ces masses désordonnées et découragées. Peut-être aussi, à vrai dire, les eût-on réduites au désespoir, et une fois acculés, peut-être les cipayes se fussent-ils décidés à combattre plus énergiquement. Quoi qu’il en soit, ce grand coup de filet ne fut pas même essayé. Sir Colin Campbell avait donné au général Outram des instructions positives : ce dernier ne devait traverser le pont de fer que si cela se pouvait « sans risquer la perte d’un seul homme. » Entre le général en chef et son vaillant collègue, il existait, sinon une mésintelligence absolue, du moins une certaine raideur qui ne permettait pas à sir James Outram de prendre sur lui une infraction formelle à des ordres si positifs. Il se sentait les mains liées, et laissa perdre, — au grand regret de sir Colin lui-même, — une occasion qui ne devait plus s’offrir, celle de frapper sur la masse des révoltés, qui allaient, une fois hors de Lucknow, se disperser en guérillas encore redoutables.

Pendant toute la journée du 14 et une partie du 15 mars, Lucknow fut livré au pillage, malgré la résistance obstinée d’un grand nombre de retardataires qui défendaient ça et là certains quartiers,