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brûlée par les vésicatoires, se détacha et roula sur elle-même comme un parchemin qu’on approche du feu. Les piqûres de sangsue se remirent à couler. Le fer des étriers me paraissait du charbon incandescent. La mort semblerait douce auprès d’une torture pareille.

« Je n’avais sur moi, — je l’ai dit, — que ma chemise. Pieds et jambes nus, la tête découverte, escorté de Ramdeen, qui avait saisi la courroie d’un de mes étriers, et poussait le cheval autant par ses cris qu’avec la branche épineuse dont il lui labourait les flancs, je traversai la plaine sous cet effrayant soleil. Je me trouvai bientôt dans un tohu-bohu d’animaux empêtrés les uns avec les autres, et quand je vis une compagnie de sowars se ruer sur nous, je dis adieu à toute espérance. Ramdeen poussa un grand cri, et, jetant par-dessus son épaule un regard effrayé, lâcha tout à coup mon étrier, puis disparut. Je suivis la direction de son regard, et aperçus un grand coquin à barbe noire, accompagné de trois sowars, qui venait droit à moi. Je n’avais ni sabre, ni pistolets. Précisément alors un pauvre doodwallak[1], menant sa bête par l’anneau passé dans le nez, se jeta en travers de moi, et voyant le sowar si près, se coula sous le ventre du chameau. Prompt comme la pensée, le sowar fît passer son cheval autour de l’obstacle qu’on lui opposait ainsi, et au moment où l’homme baissé se redressait, je vis, comme on voit l’éclair, le tulwar levé fondre sur sa tête. La lame traversa les deux mains qu’il avait machinalement portées en l’air pour parer le coup, et avec un faible cri de Ram ! Ram ! qui s’éteignit au fond de sa gorge, le chamelier tomba tout à côté de moi, la tête fendue jusqu’au nez.

« Je compris que mon heure était arrivée. Mes talons nus ne produisaient aucun effet sur les flancs de mon cheval essoufflé. J’entrevis bien un nuage de poussière et un groupe d’hommes qui, de la route, venaient sur nous ; mais au même moment je sentis une douleur poignante, et il me sembla que deux éclairs jaillissaient de mes yeux. Cependant un sentiment net de la situation me restait encore : je compris que je venais d’être sabré ; je portai ma main à ma tête, et la retirai non ensanglantée. Alors me vint un rêve joyeux, qui tout à coup me transporta dans mon pays. J’étais en pleine chasse, la meute aboyait autour de mon cheval lancé au galop ; mais je ne pouvais plus me tenir en selle, un brouillard passait devant mes yeux, et tout ce qui me revient de mes sensations à cette minute même, c’est que je faisais un délicieux plongeon dans les fraîches eaux d’un lac, où j’enfonçais à des profondeurs inouïes ; puis les eaux pénétraient dans mes poumons avec ce bruit particulier qu’elles font à l’issue évasée d’un étroit conduit,… et je me sentis étouffé…

« En recouvrant mes sens, je me trouvai sur le bord de la route, couché dans un doolie. Tout ce qui m’était arrivé me faisait l’effet d’un rêve. Je voulus parler ; ma bouche était pleine de sang. De violens spasmes dans les poumons me firent expectorer, pendant une heure et plus, des mucosités sanguinolentes. Des médecins m’ont dit depuis, — ce que j’ignorai dans le moment, — qu’un de mes poumons ne fonctionnait déjà plus, et que, sans l’événement qui détermina cette évacuation abondante, je serais infailliblement mort, non d’un coup de sabre, mais d’un coup de soleil. »

  1. Dood, chameau ; dood-wallah, conducteur de chameaux.