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mais pour les y accoutumer comme à une assiette naturelle, Il arrache les compartimens et les ornemens par lesquels ils essaient de couvrir leur état ou de régler leur désordre. Il s’amuse à les faire battre, il se complaît dans le tapage des instincts déchaînés ; il aime les retours violens du pêle-mêle humain, l’embrouillement des méchancetés, la dureté des meurtrissures. Il déshabille les convoitises, il les fait agir tout au long, il les ressent par contre-coup, et, tout en les jugeant nauséabondes, il les savoure. En fait de plaisir, on prend ce qu’on trouve : les ivrognes de barrière, à qui l’on demande comment ils peuvent aimer leur vin bleu, répondent qu’il soûle tout de même et qu’ils n’ont que cela d’agrément.

Qu’on puisse oser beaucoup dans un roman, on le comprend. C’est un œuvre de psychologie voisine de la critique et de l’histoire, ayant des libertés presque égales, parce qu’elle contribue presque également à exposer l’anatomie du cœur. Il faut bien qu’on puisse représenter les maladies morales, surtout lorsqu’on le fait pour compléter la science, froidement, exactement, et en style de dissection. Un tel livre de sa nature est abstrait : il se lit dans un cabinet, sous la lampe ; mais transportez-le sur le théâtre, empirez ces scènes d’alcôve, réchauffez-les par des scènes de mauvais lieux, donnez-leur un corps par les gestes et les paroles vibrantes des actrices ; que les yeux et tous les sens s’en remplissent, non pas les yeux d’un spectateur isolé, mais ceux de mille hommes et femmes confondus dans le parterre, irrités par l’intérêt de la fable, par la précision de l’imitation littérale, par le ruissellement des lumières, par le bruit des applaudissemens, par la contagion des impressions qui courent comme un frisson par tous ces nerfs excités et tendus ! Voilà le spectacle qu’a fourni Wycherley et qu’a goûté cette cour. Est-il possible qu’un public, et un public de choix, soit venu écouter de pareilles scènes ? Dans l’Amour au bois, à travers les complications de rendez-vous nocturnes et de viols acceptés ou commencés, on voit un bel esprit, Dapperwitt, qui veut vendre Lucy, sa maîtresse, à un beau gentilhomme du temps, Ranger. Il la vante, avec quels détails ! Il frappe à la porte ; l’acheteur cependant s’impatiente et le traite comme un nègre. La mère ouvre, veut vendre Lucy pour elle-même et à son profit, les injurie et les renvoie. On amène alors un vieil usurier puritain et hypocrite, Gripe, qui d’abord ne veut pas financer. « Payez donc à dîner ! ».Il donne un groat pour un gâteau et de l’ale. La marraine se récrie, il lâche une couronne. « Mais pour les rubans, les pendans d’oreille, les bas, les gants, la dentelle et tout ce qu’il faut à la pauvre petite. » Il se débat. — Allons ! une demi-guinée. — « Une demi-guinée ! » dit la vieille. — Je t’en prie, va-t’en ; prends l’autre guinée aussi, deux guinées, trois guinées, cinq ; voilà, c’est tout ce que j’ai. — Il me faut aussi ce grand anneau à cachet, ou je