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que cette extension du vote introduirait dans le corps électoral de l’Angleterre ? Les avis sont partagés sur cette évaluation statistique. Lord John Russell et ses collègues prétendent que l’addition aux électeurs actuels ne serait, du chef de la nouvelle franchise, que de 200,000 votes. Ses adversaires contestent cette évaluation, et prétendent, comme lord Grey l’a fait avec autorité dans la chambre des lords, que les électeurs nouveaux seraient deux fois plus nombreux que lord John Russell ne le suppose. Mais un point plus important, et sur lequel il ne saurait y avoir lieu à contestation, c’est la nature de la classe que l’on verserait ainsi dans le corps électoral. Évidemment les nouveaux électeurs appartiendraient tous à la même classe, la classe ouvrière. En leur ouvrant l’électorat aux conditions préparées par lord John Russell, on leur livrerait la majorité numérique dans la représentation nationale : c’est dire que l’on donnerait le gouvernement aux intérêts d’une seule classe, et encore de la moins instruite, de la moins éclairée, de la plus dépendante et de la plus besoigneuse. Les libéraux anglais se soulèvent contre cette perspective avec une prévoyance et une sollicitude que nous n’avons pas de peine à comprendre.

Ils disent en effet qu’il n’y a que deux principes en matière de représentation : l’un, indifférent à la liberté, qui livre le pouvoir au fait violent, brutal, accidentel, de la majorité numérique ; l’autre, qui veut assurer la représentation judicieuse et équitable, l’influence combinée sur le pouvoir de toutes les forces, de tous les intérêts, de toutes les traditions vitales et de toutes les lumières qui composent une nation active, libre, vivante. Ils disent que le système de la majorité numérique, excepté peut-être chez les peuples naissans, où les intérêts sont peu compliqués encore, ne donne qu’une représentation mensongère, parce qu’aux diversités naturelles qu’engendre la vie d’une société intelligente et laborieuse, ce système substitue dans l’organisation du pouvoir une factice, arbitraire et tyrannique unité. Ils disent que, pour un corps politique formé d’élémens, d’intérêts, de forces complexes, il n’y a de vraie représentation qu’une représentation complexe aussi, et organisée de telle sorte qu’aucune des facultés, des traditions, des influences et des classes entre lesquelles la nation se divise n’en soit absente, ou n’y puisse effacer et opprimer les autres d’une façon durable. À l’appui de leur opinion, ils allèguent l’expérience, et la vérité nous oblige de convenir que les libéraux les plus intelligens de l’Angleterre sont loin encore de s’être laissé convertir par les récens et prodigieux succès du suffrage universel. Au bout de l’expérience du système de la majorité numérique, ils voient deux écueils, la corruption ou le despotisme, et dans les deux cas un déplorable échec pour la liberté. Ils soutiennent que, lorsque la fonction électorale descend dans les étages de la société où manquent les lumières et l’indépendance, sans lesquelles la faculté de choisir n’est pas sérieuse, l’électeur est exposé à céder aux suggestions les plus grossières de l’intérêt privé ou à la pression d’une force démagogique qui sera bientôt remplacée par une force dictatoriale. Ils regardent comme un pas vers ces