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nourri l’esprit, appliqués avec de grands perfectionnemens dont il ne s’était point avisé. En tout et partout c’était la même chose. Ce que l’on ne faisait point à la Ville-Noire avait sa raison de n’y être pas adopté : le manque de moyens, d’espace, de grands moteurs, de grands cours d’eau, de bras, de débouchés, de capitaux. Il est facile de voir ce qui serait mieux, mais il s’agit de pouvoir le faire ; toute la science de l’industrie est dans l’équilibre de ces deux termes. À quelques-uns le génie qui féconde largement les petits moyens, mais à une foule d’esprits inquiets l’ambition des vues mal combinées et des volontés sans puissance. Le premier se manifeste rarement et par exception ; les autres foisonnent et avortent.

Cependant Sept-Épées se consola en constatant la diffusion rapide des bonnes inventions et l’élan qu’elles donnent à une foule de modifications et de perfectionnemens de détail que les circonstances locales inspirent aux praticiens intelligens. Si l’ambition de l’âme aspire à changer partout d’emblée la face des choses, il faut réussir ou devenir fou. Sept-Épées, qui avait eu les hallucinations de la jeunesse, devint plus froid et plus sage en voyant, dans les differens ateliers, beaucoup d’ouvriers capables et réfléchis qui amélioraient les procédés et tiraient parti du possible, sans se croire de grands hommes et sans aspirer à être portés en triomphe. Il reconnut que, dans une époque d’activité générale et d’instruction toujours croissante, les grands inventeurs devaient être toujours plus rares, et se devoir tellement les uns aux autres qu’il serait peut-être un jour bien difficile de préciser la propriété d’une découverte.

Toutes ces réflexions, aidées de la conversation de fabricans instruits et d’artisans habiles qu’il recherchait partout et qui se plaisaient à l’éclairer, lui rendirent enfin le calme et la modestie qui lui avaient manqué. Il cessa de mépriser les petits efforts et de se croire appelé à de hautes destinées. Il avait, comme Audebert, quoique dans un autre genre, subi la maladie du siècle. Il en guérit par la raison qu’il était jeune et clairvoyant.

Son amour malheureux lui fut aussi une assez bonne leçon. Une faute est quelquefois le salut d’une âme, quand la faute est réparable et quand l’âme est généreuse. Si ce jeune homme avait eu des torts envers Tonine, il les avait expiés bien plus longtemps qu’ils n’avaient duré, et sa conscience était en droit de ne plus lui faire trop de reproches.

Il avait été fort loin de son pays, à la frontière, jusqu’en Allemagne, se flattant toujours qu’une vie active et sérieuse dissiperait ses ennuis. Il se sentait fort et maître de sa volonté, mais c’était à la condition de ne pas rester en place. Dès qu’il commençait à nouer quelque relation agréable dans une ville, la vue du bonheur domes-