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donnes, mon brave camarade, d’avoir tant tardé à t’ouvrir mon cœur. J’attendais toujours le calme, qui n’est pas encore bien venu, mais qui n’est plus aussi absent que par le passé. J’ai des jours où je suis presque content d’avoir été chercher au loin l’instruction que je ne pouvais pas deviner à moi tout seul. Une chose me rendrait peut-être tout à fait tranquille, ce serait de savoir si la personne à laquelle j’ai trop pensé est heureuse dans son mariage comme elle le mérite. Si je ne t’ai point fait jusqu’ici de questions sur elle, et si je ne t’en fais pas encore, ce n’est pas que je l’aie oubliée, c’est peut-être le contraire ; mais un temps viendra, il faut l’espérer, où je pourrai entendre parler d’elle sans avoir la bêtise de pleurer.

« Je t’écris d’une très belle campagne où je suis pour quelque temps et où tu peux me répondre. Je te dirai même que, pour la dixième fois au moins, j’ai quelque idée de mariage ici ; mais je n’espère guère mieux de moi pour cela que les autres fois. Le cœur ne peut pas se réveiller. N’importe, il est toujours chaud pour toi, pour ta Lise et tes enfans, qui doivent être bien beaux. Je te remercie d’avoir donné mon nom au troisième. C’est une preuve que vous pensez à moi. Puisse-t-il ne jamais souffrir comme j’ai souffert, ce pauvre petit, qui sera un homme ! Si j’ai jamais le bonheur de l’embrasser, je saurai lui dire qu’il n’y a de bonheur que dans l’amour et l’amitié, et que tout ce qu’on cherche ailleurs de contentement ne vaut pas la peine qu’on se donne pour courir après. »

La campagne où se trouvait alors Sept-Épées était le domaine d’une assez riche veuve de fermier, plus âgée que lui de deux ou trois ans, mais agréable, et d’un type brun et pâle qui lui rappelait vaguement celui de Tonine. Cette fois-ci, il tenta réellement de s’attacher, non pas tant à cause de la femme, qui ne lui plaisait que par réflexion et comme à travers le souvenir d’une autre, mais à cause de la poésie d’un pays magnifique et dans l’espoir d’une vie paisiblement et utilement laborieuse.

Il était entré par hasard chez cette veuve. Elle l’avait distingué du premier coup d’œil, et avait su le retenir en lui demandant ses conseils pour la réparation d’une machine agricole qu’il s’amusa à perfectionner en la simplifiant. Depuis plus d’un mois, il était chez elle, sans lui rien dire qui pût l’engager, mais sans pouvoir se refuser à comprendre que la dame ne lui aurait refusé ni sa main ni son cœur. Elle parlait assez bien le français, et Sept-Épées avait appris un peu d’allemand. Il était assis un jour sous de magnifiques tilleuls, à quelque distance de la maison, pendant que la veuve passait en revue, à l’entrée de sa cour, le riche bétail de son petit domaine. De près, elle n’était pas laide ; de loin, elle était belle à cause de sa taille bien prise et de ses allures dégagées. Les vaches grasses et les lourdes