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deux cents convives ; aucun monsieur ne s’y trouvait, mais de riches paysans, des artisans, des ouvriers de la terre. Tous les âges étaient représentés, depuis les enfans à la mamelle jusqu’aux centenaires. Il m’est impossible de vous décrire le menu de ce repas pantagruélique. C’était quelque chose de confus comme une mêlée. En plein air, sur le sol, on avait construit d’énormes fourneaux en terre d’où sortaient tout bouillis des armées de chapons et des quartiers de veau sans nombre. Il y avait des fours qui paraissaient sans fond, et d’où l’on extrayait plus de dindons et d’agneaux qu’on ne se liguerait qu’il y en eût dans toute la commune. On voyait des pâtés gigantesques dont les flancs recelaient un agréable mélange de poires cuites et de têtes et de pattes de volaille. Cette chère pouvait n’être pas délicate, mais elle plaisait aux convives. Il y en avait là une bonne moitié qui pendant toute leur vie avaient mangé plus d’ail et d’oignons crus que de viande ; aussi fallait-il voir la fête qu’ils faisaient à ces plats savoureux. En moyenne, il se consomma bien dix livres de viande par tête, et les chiens n’eurent que des os parfaitement rongés. Cette scène de gloutonnerie se passait dans un vaste hangar, et la table était dressée au milieu de foudres gigantesques : l’un d’eux avait son robinet ouvert, et le vin, recueilli dans d’énormes cruches, ne cessait de circuler parmi les convives.

Le dîner finit au milieu d’un grand tumulte. Tout le monde parlait en même temps. J’entendais la voix du maquignon, qui vantait les qualités de son cheval normand à un paysan qui se plaignait qu’il lui eût vendu dans une autre circonstance un cheval poussif. À deux pas de moi se passait une autre scène qui attira mon attention. La Chouric, coiffée d’une capulette qu’elle n’avait peut-être pas mise depuis le jour de son mariage, vêtue d’une robe à grands ramages, était rouge comme le feu, en proie à une exaltation facile à expliquer. Elle agitait violemment les bras, et paraissait adresser de vives exhortations au Muscadin, qui, les yeux baissés, secouait la tête comme une personne qui doute de ce qu’on lui dit. Le débat dura quelques instans ; mais la Chouric remporta évidemment la victoire, car, en quittant son fils, elle se mit à danser toute seule eh commandant au sonneur de jouer une ronde.

Le bal commença. Marthe dansa. Il me sembla que bien souvent le hasard la mettait auprès du Muscadin ; cela me donna de l’humeur. J’allais me retirer. Quelques amis de mon oncle me forcèrent de rester, et il était trois heures du matin lorsqu’on parla de porter le réveillon aux nobis, qui étaient couchés depuis longtemps. Il paraît que le Muscadin avait promis d’être un des premiers à cette cérémonie assez brutale, à laquelle je n’avais pas voulu me mêler. J’entendis que les autres donzelons l’appelaient à grands cris. Le Muscadin ne répondit pas à l’appel des donzelons. Machinalement