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pays, et il y en avait quelques-unes que le maquignon n’était pas moins pressé de leur communiquer, surtout en ma présence. L’un d’eux parla de Marthe Noguès.

— Marthe Noguès ! dit le maquignon, dont le petit œil noir me guettait. Oh ! la pauvrette ! elle est dans un grand danger.

— Malade ! m’écriai-je.

— Non, non, dit Capin en souriant méchamment, car la ruse avait réussi. Son corps va bien, mais son âme ! M. le curé n’a pas voulu écouter mon gendre, qui voulait faire rebaptiser Marthe. Il avait peut-être ses raisons. Marthe est un peu âgée pour être rebaptisée, et nous aurions été sûrs d’être grêlés à plat, car l’autre ne plaisante pas quand on lui enlève son gibier ; mais c’est une pitié de voir une aussi jolie fille aller au sabbat.

— Au sabbat ! firent mes compagnons de voyage, les uns avec l’intonation de l’ironie, les autres avec effroi.

— Oui, au sabbat, reprit le maquignon. Elle y va avec la Chouric. Je ne devrais pas le dire, c’est presque ma parente ; mais ce n’est plus un mystère. La Chouric raconte partout ce qu’elles font ensemble. Il n’y a pas trois nuits qu’elles sont allées au Pic du Midi, et il paraît que la pauvre Marthe a conduit la danse avec le grand bouc. Louis est désolé. Il veut tuer la Chouric. Marthe ne se mariera jamais : qui voudrait épouser une sorcière ? D’ailleurs il y a du danger. Il s’est présenté deux galans pour elle ; l’un d’eux est mort, et l’autre, pauvre garçon, n’en vaut guère mieux. Je crois bien que le troisième ne sera jamais assez hardi pour la demander.

Je savais que le maquignon mentait ; mais ce que j’avais vu et entendu moi-même était si étrange que ces récits jetaient le trouble dans mon intelligence. Il cessa de parler de Marthe, et je cessai de l’écouter.

Deux jours après mon arrivée à Carabussan, mon oncle me rappela ce qu’il m’avait dit. — Mon parti est tout pris, lui répondis-je ; si Marthe Noguès veut de moi, je laisserai les livres et prendrai la charrue.

Mon oncle parut étonné. Il balbutia d’abord. — Marthe était une brave et honnête fille, une fille pieuse, une fille qui avait du cœur, sa dot était convenable ; mais elle était plus âgée que moi… Elle pensait peut-être encore au Muscadin, qui pouvait revenir… Marthe était sage, et ce premier amour avait dû laisser une profonde impression dans son cœur. Cela méritait réflexion, nous en reparlerions plus tard. — Mais j’en étais arrivé à un point qui ne me permettait plus d’attendre. L’incertitude me tuait. Je voulais essayer de rompre le cercle magique tracé autour de Marthe. Le sort des autres prétendans, ne m’effrayait pas, et m’inspirait au contraire