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tenir leurs langues ; « j’épouserai celui-là aussi, voilà la fin de l’histoire. » Elle s’en dégoûte pourtant, et assez vite, il n’est pas bien bâti, il ne lui donne guère d’argent de poche ; elle hésite entre les deux, calcule : « Comment est-ce que je m’appellerais avec l’autre ? mistress, mistress, mistress quoi ? Comment appelle-t-on cet homme que j’ai épousé, nourrice ? — Squire Fashion. — Squire Fashion ? Oh bien ! squire, cela vaut mieux que rien. — Mais, mylady, cela vaut mieux encore. — Est-ce que vous croyez que je l’aime, nourrice ? Par ma foi ! je ne me soucierai guère qu’il soit pendu quand je l’aurai épousé une bonne fois. Non, ce qui me plaît, c’est de penser au fracas que je ferai une fois à Londres, car quand je serai les deux choses, épousée et dame, par ma foi ! nourrice, je me pavanerai avec les meilleures d’entre elles toutes. » Elle est prudente pourtant, elle sait que son père a « son fouet de chiens » à la ceinture, et « qu’il la secouera ferme. » Elle prend ses précautions en conséquence : « Dites donc, nourrice, faites attention de vous mettre entre moi et mon père, car vous savez ses tours, il me jetterait par terre d’un coup de poing. » Voilà la vraie sanction morale ; pour un si beau naturel, il n’y en a pas d’autre, et sir Tunbelly fait bien de la tenir à l’attache, avec un régime suivi de coups de pied quotidiens.

Conduisons à la ville cette personne modeste, mettons-la avec ses pareilles dans la société des beaux. Toutes ces ingénues y font merveille, d’action et de maximes. L’Epouse campagnarde de Wycherley a donné le ton. Quand par hasard une d’elles se trouve presqu’à demi honnête[1], elle a les façons et l’audace d’un hussard en robe. Les autres naissent avec des âmes de courtisane et de procureuse. « Si j’épouse mylord Aimwell, dit Dorinda, j’aurai titre, rang, préséance, le parc, le théâtre, l’antichambre, de la splendeur, un équipage, du bruit, des flambeaux. — Holà ! ici les gens de mylady Aimwell ! — Des lumières, des lumières sur l’escalier ! — Faites avancer le carrosse de mylady Aimwell. — Otez-vous de là, faites place à sa seigneurie. — Est-ce que tout cela n’a pas son prix ? » Elle est franche, et les autres aussi, Corinna, miss Betty, Belinda par exemple. Belinda a dit à sa tante, dont la vertu chancelle : « Plus tôt vous capitulerez, mieux cela vaudra. » Un peu plus tard, quand elle se décide à épouser Heartfree, pour sauver sa tante compromise, elle fait une profession de foi qui pronostique bien clairement l’avenir du nouvel époux : « Si votre affaire n’était pas dans la balance, je songerais plutôt à pêcher quelque odieux mari, homme de qualité pourtant, et je prendrais le pauvre Heartfree seulement pour

  1. L’Hippolyta de Wycherley, la Silvia de Farquhar.