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comme un droit, et l’extravagance comme un plaisir. Une femme comme il faut se couche au matin, se lève à midi, maudit son mari, écoute des gravelures, court les bals, hante les théâtres, déchire les réputations, met chez elle un tripot, emprunte de l’argent[1], agace les hommes, traîne et accroche son honneur et sa fortune à travers les dettes et les rendez-vous. « Nous sommes aussi perverses que les hommes, dit lady Brute, mais nos vices prennent une autre pente. À cause de notre poltronnerie, nous nous contentons de mordre par derrière, de mentir, de tricher aux cartes, et autres choses pareilles ; comme ils ont plus de courage que nous, ils commettent des péchés plus hardis et plus imprudens : ils se querellent, se battent, jurent, boivent, blasphèment, et le reste. » Excellent résumé, où les gentlemen sont compris comme les autres ! Le monde n’a fait que les munir de phrases correctes et de beaux habits. Ils ont ici, chez Congreve surtout, le style le plus élégant ; ils savent donner la main aux dames, les entretenir de nouvelles ; ils sont experts dans l’escrime des ripostes et des répliques ; ils ne se décontenancent jamais, ils trouvent des tournures pour faire entendre les idées scabreuses ; ils discutent fort bien, ils parlent excellemment, ils saluent mieux encore ; mais en somme ce sont des drôles. Ils sont épicuriens par système, séducteurs par profession. Ils mettent l’immoralité en maximes et raisonnent leur vice. « Donnez-moi, dit l’un d’eux, un homme qui tienne ses cinq sens aiguisés et brillans comme son épée, qui les garde toujours dégainés dans l’ordre convenable, avec toute la portée possible, ayant sa raison comme général, pour les détacher tour à tour sur tout plaisir qui s’offre à propos, et pour ordonner la retraite à la moindre apparence de désavantage et de danger. J’aime une belle maison, mais pourvu qu’elle soit à un autre, et voilà justement comme j’aime une belle femme. » Tel séduit de parti-pris la femme de son ami ; un autre, sous un faux nom, prend la fiancée de son frère. Tel suborne des témoins pour accrocher une dot. Je prie le lecteur d’aller lire lui-même les stratagèmes délicats de Worthy, de Mirabell et des autres. Ce sont des coquins froids qui manient le faux, l’adultère, l’escroquerie en experts. On les présente ici comme des gens de bel air ; ce sont les jeunes-premiers, les héros, et comme tels ils obtiennent à la fin les héritières. Il faut voir dans Mirabell, par exemple, ce mélange de corruption et d’élégance ; mistress Fainall, son ancienne maîtresse, mariée par lui à un ami commun qui est un misérable, se plaint à lui de cet odieux

  1. « Je suis folle des assemblées, j’adore les mascarades, mon cœur saute à l’idée d’un bal ; j’aime le théâtre à l’idolâtrie, les cartes m’enchantent, les dés mettent ma petite cervelle hors d’elle-même… Cher, cher hasard, quelle musique que le roulement des dés, comparé à un opéra qui endort ! » — Van Brugh, A Journey to London.